Wen Ruchun, soit Wen le printemps, descendait d’une vieille famille honorable du Shaanxi. Dès son adolescence, il avait témoingné d’une passion pour le luth, et il aimait en jouer même en voyage. De séjour au Shanxi, il s’arrêta une fois devant un vieux temple pour prendre du repos, attacha sa monture près de la porte, entra et vit un taoïste vêtu d’une robe de toile rapiécée, assis jambes croisés dans le corridor, et près de lui une canne de bambou et un luth dans sa gaine de toile fleurie posés contre le mur. Cette vue réveilla sa passion. Il ne put s’empêcher de demander au taoïstes s’il était habile à jouer de cet instrument.
-Je n’en joue pas très bien, répondit-il, je voudrais prendre des leçons auprès d’un bon musicien.
Le taoïste sortit alors son instrument de sa gaine pour le passer à Wen. Le jeune homme l’examina et trouva que le bois était joliment veiné; puis, ayant fait vibrer légèrement les cordes, il put constater que le son était extrêmement pur et agréable. Il improvisa ensuite une courte mélodie. Le taoïste esquissa un léger sourire désapprobateur. Wen essaya alors de lontrer tout son art. Le prêtre en souriant lui dit:
-Pas mal! Pas mal! mais vous n’êtes pas assez fort pour devenir mon professeur, tout pauvre prêtre que je suis! Trouvant qu’il exagérait, Wen le pria de jouer à son tour. Le prêtre installa l’instrument sur ses genoux. Dès qu’il fit vibrer les cordes, Wen sentit comme un zéphyr harmonieux qui flottait dans l’air, puis un essaim d’oiseaux de toutes sortes vint se poser dans les arbres de la cour. Emerveillé, Wen le salua et le pria de lui enseigner son art. Le prêtre taoïste procéda par trois fois à des répétitions, et Wen, tout oreilles, y prêta tant d’attention qu’il réussit à saisir peu à peu le sens du rythme. Le prêtre lui demanda alors de jouer tout en lui faisant remarquer ses imperfections et lui dit enfin:
-Désormais, pour le luth, vous serez sans rival dans ce monde!
C’est ainsi que Wen s’appliqua de toute son âme à perfectionner son art et devin un virtuose.
Par la suite, Wen prit le chemin du retour. A quelques dizaines de lis de la maison, à la tombée de la nuit, un violent orage l’empêcha de continuer sa route. un hameau se trouvait en bordure du chemin, il s’y précipita et s’engouffra dans une porte sans avoir eu le temps de l’examiner.
Dans la salle, il n’y avait personne. Tout à coup, une jeune feille de dix-sept à dix-huit ans, belle comme une fée, sortit d’une pièce intérieure. Surprise, elle se retira devant l’inconnu. Encore célibataire, Wen tomba amoureux d’elle.
Puis une vieille femme se présenta pour questionner le visiteur. Wen déclina son nom et laissa entendre qu’il désirait s’abriter là pour passer la nuit. La vieille déclara qu’elle n’y voyait pas d’inconvénient, mais, ajouta-t-elle, nous n’avons pas de lit; voulez-vous condescendre à vous coucher sur de la paille?
Peu après elle revint avec une bougie et étendit de la paille par terre avec beaucoup de bonne volonté. Il lui demanda son nom de famille, et elle répondit:
-Zhao.
-Qui est cette jeune fille? demanda-t-il encore.
-C’est Huanniang, ma nièce.
-Si j’osais vous demander sa main bien que je sois d’une famille médiocre, fit-il, qu’en diriez-vous?
-Je n’oserais pas satisfaire vos désir! répondit-elle en fonçant les sourcils.
Et comme Wen voulait connaître les raisons de son refus, elle ajouta simplement:
-C’est difficile à dire.
Wen, au regret, dut en rester là.
Après la sortie de la vieille, Wen, remarquant que la paillasse était mouillée et pourrie, jugea impossible de coucher là-dessus. Il décida de s’asseoir afin de passer la nuit à jouer de son instrument. Puis, l’orage calmé, il reprit le chemin du retour bien qu’il tombât encore quelques gouttes.
Dans la localité, il y avait un focntionnaire en retraite, le seigneur Ge qui aimait à fréquenter des lettrés. Wen se rendait quelquefois chez lui. Un jour, il l’invita à jouer du luth. Wen sentit vaguement qu’une peronne de la famille l’écoutait derrière le store. Soudain, un coup de vent souleva celui-ci, et il vit une jeune fille très belle, en âge de se marier. Le seigneur avait en effet une fille, de son nom personnel Lianggong, très douée pour la composition des vers inégaux et de la prose rythmée, et renommée pour sa beauté. Wen en tomba amoureux et en parla en rentrant à sa mère qui chercha un intermédiaire pour arranger le mariage. Mais Ge refusa, trouvant que Wen était de famille trop humble. Cependant la jeune fille avait conçu pour lui de l’admiration depuis qu’elle l’avait entendu jouer avec un art consommé, et elle voulait l’entendre encore. Quant à Wen, découragé et vexé par le refus du père, il ne chercha plus à franchir le seuil de la famille Ge.
Un jour, la jeune fille qui se promenait dans le jardin ramassa une vieille feuille de papier sur laquelle était écrit un poème intitulé: ” Regret du Printemps”.
De chagrin, j’ai perdu le sens.
Je tourne et retourne mes pensées
Parce que mon coeur est bouleversé.
Le bégonia, rouge d’ivresse,
Le saule pleureur du printemps
Ont aussi ces mêmes sentiments.
Les chagrins nouveaux, qui aux anciens succèdent,
Une fois chassés reviennent encore
Comme les herbes coupées reverdissent.
Depuis que nous sommes séparés,
Le monde m’est insupportable;
J’ai passé des nuits interminables.
Aujourd’hui, les sourcils froncés
Les yeux brûlant d’une fébrile impatience,
J’ai tout d’un être délaissé!
La couverture parfumée jalouse mon rêve,
Lap clepsydre de jade tient mon esprit en éveil;
Pourrais-je dormir désormais sans trêve?
Ne dites pas qu’une nuit est plus longue qu’une année,
Mais qu’une année est bien plus brève
Qu’une veille éternelle.
Pour moi, trois veilles valent trois années.
Comment survivre ainsi sans jamais se faner?
La jeune fille lut à voix basse le poème à plusieurs reprises et il lui plut beaucoup; elle l’emporta dans son studio, sortit un papier pour le copier qu’elle posa sur la table. Plus tard, lorsqu’elle voulut le retrouver, il avait disparu; elle pensa que le vent l’avait emporté.
C’était Ge qui avait ramassé la feuille comme il passait devant la porte de l’appartment de sa fille. Il crut que Lianggong était l’auteur de ces vers, mais la frivolité des termes lui déplut, et il mit le poème au feu sans dire mot. Il prit en outre la décision de marier sa fille au plsu vite.
Le fils de Liu Fangbai de la localité voisine venait justement de demander sa main et cette alliance lui convenait fort bien, mais il tint cependant à rencontrer le jeune seigneur. Celui-ci, élégant et beau, arriva dans son habit de cérémonie. Ge, très satisfait, lui offrit un grand repas. Après son départ, on trouva sous sa chaise un petit soulier de femme au bout pointu et relevé. Voyant là un signe de légèreté du jeune homme, Ge fit venir l’intermédiaire pour lui signifier son refus. Le jeune seigneur protesta de son innocence. Ge ne le crut pas et rompit l’engagement.
Ge possédait une variété de chrysanthèmes verts dont il gardait jalousement le secret de la culture. Lianggong, sa fille, les faisaient pousser dans son appartement.
Or, dans la cour de Wen, les fleurs de ses chrysanthèmes prirent soudain la couleur verte. Il annonça cette nouvelle, et fit venir ses amis pour les contempler. Wen, lui-même, les appréciait énormément. Un matin, alors qu’il allait voir ses chrysanthèmes, il trouva la feuille du manuscrit du poème ” Regret du Printemps ” dans le sentier. Il le lut et le relut sans pouvoir en deviner la provenance. Du fait que son nom personnel signifiait justement ” printemps” , il était d’autant plus intrigué. Il le mit sur la table de son studio et y ajouta des commentaires en rouge dont le langage était plus ou moins libertin.
Très étonné par la nouvelle du changement de la couleur des chrysanthèmes chez Wen, Ge s’y rendit en personne. Comme il le surprit avec un poème devant lui, il s’en saisit pour le lire. Wen le lui arracha des mains et le chiffonna pensant que ses commentaires étaient trop inconvenants. Ge, qui n’avait lu que les deux premiers vers, avait pu se rendre compte pourtant qu’il s’agissait du poème ramassé devant la porte de l’appartement de sa fille. Stupéfait, il en vint à penser que les boutures de chrysanthème vert étaient aussi un don de Lianggong.
Il raconta la chose à sa femme, et la chargea d’interroger sa fille. Celle-ci versa des larmes de désespoir, mais, faute de preuve, on ne put découvrir la vérité. De peur que la chose ne s’ébruitât, la dame, comme meilleure solution, proposa de marier sa fille à Wen. Ge en tomba d’accord. Il fit parvenir cette nouvelle à Wen qui en fut enchanté.
Ce jour-là Ge invita tous ses amis pour organiser un banquet en l’honneur des chrysanthèmes verts. On brûla de l’encens, on joua du luth et la fête dura tard dans la nuit.
En rentrant pour se coucher, le garçon du studio de Wen entendit résonner un luth et crut que c’étaient des amis de son maître qui en jouaient. Puis, quand il n’eut découvert personne, il avertit Wen. Celui-ci se rendit lui-même dans la pièce et put constater le prodige. L’air était joué avec peu d’aisance et semblait imiter son morceau. Il pénétra brusquement dans la pièce avec une lumière. Personne. Quand Wen eut emporté son luth, la nuit retrouva son silence. Il pensa donc que c’était un esprit de renard qui voulait le prendre pour maître dans cet art. Aussi en jouait-il un morceau chaque nuit, laissant l’instrument pour que l’élève s’exerce. Il l’écouta en cachette pendant six à sept nuits. Peu à peu, prenant forme, la mélodie devint agréable à entendre.
Après la célébration du mariage, lorsque les deux époux parlèrent du poème ramassé naguère, ils se rendirent que leur union s’était faite grâce à ces vers. Mais d’où venaient-ils?
Ayant appris le phénomène du luth qui jouait tout seul, Lianggong alla l’entendre et dit:
-Ce n’est pas un esprit de renard, la mélodie exprime la mélancolie de l’âme d’un revenant.
Wen n’était pas pourtant convaincu. Lianggog lui dit alors que sa famille possédait un miroir antique permettant de discerner les démons. Le lendemain, après l’avoir envoyé chercher, elle l’avait en sa possession. En tenant le miroir, elle entra soudain avec une lumière au premier son du luth. En effet il y avait une jeune fille affolée dans un coin de la pièce, Wen reconnut Huanniang de la famille Zhao. Tout étonné, il l’accabla de questions.
-Si j’ai joué le rôle d’entremetteuse, ce n’est point par méchanceté, fit-elle en pleurant. Pourquoi me malmener ainsi?
Wen proposa alors d’enlever le miroir , à condition qu’elle ne cherche plus à disparaître. Elle accepta. On remit le miroir dans sa gaine.
Ainsi, à distance, elle fit le récit suivant:
-Je suis la fille d’un préfet, morte il y a une centaine d’années. J’ai toujours aimé jouer du luth et de la cithare. Je peux jouer à la perfection de ce dernier instrument, mais non du premier, faute d’un maître pour m’enseigner. C’est ce que j’ai regretté le plus dans les sources profondes*. Depuis que je vous ai entendu jouer avec tant de virtuosité, le jour de notre rencontre, je pense toujours à vous. Comme je souffrais de ne pas pouvoir vous servir puisque j’appartenais à un autremonde, j’ai combiné en secret votre parfaite union à tous dexu pour vous rendre grâce de votre sollicitude à mon égard. Le chausson du jeune seigneur Liu et le poème ” Le Regret du Printemps” sont le fruit de mes effrots pour exprimer ma reconnaissance à mon maître.
Les deux époux la saluèrent ensemble pour la remercier de sa bienveillance. Et Huanniang continua:
-J’ai déjà saisi l’esprit de votre art pour la majeure partie, mais je n’en ai pas encore pénétré toute l’essence. Veuillez jouer encore une fois quelque chose pour moi.
Pour satisfaire son désir, Wen lui expliqua minutieusement sa méthode. Enthousiasmée, Huanniang s’écria:
-J’ai tout compris maintenant!
Elle se leva pour partir.
Bonne joueuse de cithare aussi, Lianggong souhaita de l’écouter. Huanniang ne s’y refusa pas. La mélodie interprétée et la notation employée étaient inconnues dasn ce monde de poussière. Cela souleva chez Lianggong une si grande admiration qu’elle voulut apprendre auprès d’elle. Huanniang prit un pinceau et lui transcrivit dix-huit strophes. Et elle se leva de nouveau pour partir. Les deux époux s’obstinaient à tenter de la retenir, mais elle déclara avec tristesse:
-Votre amour incarne l’harmonie entre le luth et la cithare, c’est une compréhension mutuelle. Une malheureuse comme moi n’aura jamais cette chance. Nous pourrons nous réunir dans une prochaine génération si le destin nous le permet.
Et elle donna un rouleau à Wen en disant:
-Voilà mon portrait. Vous pouvez l’accrocher dans votre chambre. Si vous n’oubliez pas votre entremetteuse, brûlez quelques bâtons d’encens devant et jouez de la musique quand vous vous sentez heureux. Moi-même, je m’en réjouirai aussi!
Dès qu’elle fut sortie, elle se fondit dans la nature.
*”Les profondes sources” ou ” les neuf sources”, terme par lequel les Chinois de l’antiquité désignaient le pays où habitaient les disparus.