– « Il arrive ? Qu’est-ce qui arrive ? »
Avant même que Roland ait eu le temps de s’enquérir des détails, le sol sous ses pieds se souleva et se déchira. En l’espace d’une seconde, la tour de pierre noire fut soulevée dans les airs. Un immense monstre gris sauta de la fissure et ouvrit son énorme gueule pourpre pour tenter de dévorer la tour, éclaboussant du mucus partout.
Assia n’ayant pas le pouvoir de reconstituer les sons, Roland avait l’impression de regarder un film muet extrêmement réaliste. Les sorcières, qui n’avaient jamais été au cinéma, réagirent de façon plus dramatique : effrayées, elles se mirent à crier et reculèrent de quelques pas. Par réflexe, Cendres tira son épée et se plaça devant Tilly pour la protéger.
Mais le plus terrible était qu’il y avait d’autres monstres.
Sous la tour se cachait un monstre tentaculaire dont le corps noir et luisant se confondait entièrement avec l’édifice. Seuls les tentacules, tels d’innombrables pattes, dépassaient du pied du bâtiment. Le reflet d’un rouge intense réfléchi par ses écailles indiquait que la créature était vivante.
Le Monstre Tentaculaire, qui était à peu près aussi grand que la moitié du château, n’était en rien comparable à la bête à gueule géante qui aurait pu engloutir la tour toute entière. Pour éviter d’être avalé, il s’efforçait d’empêcher celle-ci de refermer la bouche en agitant ses tentacules. Les nuées de brume couleur sang qui jaillissaient de ses écailles commencèrent à éroder progressivement les peaux de la bête. De toute évidence, cet épais brouillard, si intense qu’il en était presque noir, était en mesure de nuire à son rival.
Mais cette bête à l’énorme gueule était beaucoup trop imposante pour être vaincue par la seule corrosion de la Brume Rouge. Tandis que la tour se soulevait peu à peu, le monstre tentaculaire fut écrasé et finit dans la gueule de la bête, aussitôt suivi de l’édifice. Le Diable Surveillant, qui semblait n’avoir que faire de la terrible créature, resta immobile au sommet de la tour et fut avalé sans avoir seulement tenté de s’échapper.
C’est alors que l’illusion s’interrompit. La Brume Rouge et les monstres géants disparurent instantanément et le calme revint. Le trou géant dans le sol indiquait que cette scène s’était réellement produite à un moment donné.
Roland poussa un long soupir, convaincu qu’il avait fait le bon choix en interdisant aux soldats de participer à la reconstitution. Au cours de celle-ci, son cœur battait si fort qu’on aurait dit qu’il allait sortir de sa poitrine et même si, à présent, le “film” était terminé, le sentiment de peur persistait.
Il y eut un long silence après quoi Tilly demanda :
– « Est-ce là le monstre géant qui a dévoré le laboratoire de Mlle Ayesha ? Pourquoi donc a-t-il également attaqué la Cité des Diables ? »
– « Il est possible que nous nous soyons trompés jusqu’ici. Ce monstre n’est sans doute pas un hybride démoniaque au service des Diables. Nous savons au moins qu’il n’était pas contrôlé par ceux qui vivaient ici… » Répondit Roland. « Qu’en pensez-vous ? » Demanda-t-il à Ayesha.
– « Je suis d’accord avec vous », répondit celle-ci en hochant la tête. De toute évidence, il y avait longtemps qu’elle y réfléchissait. « Durant les deux Batailles de la Divine Volonté, nous n’avons jamais vu aucune trace de ce monstre. Si les Diables avaient la capacité de les subjuguer, nous n’aurions pas tenu bien longtemps et Taquila aurait été dévastée bien avant. Pour lancer une attaque, il leur aurait suffi d’ordonner à quelques-uns de ces monstres de transporter des Diables Supérieurs et d’entrer dans la ville par des canaux souterrains. »
– « Mais si ce ne sont pas les Diables, alors qui les dirige ? » Demanda Tilly, les sourcils froncés. « À en juger par la mante religieuse que Mlle Rossignol a découverte, il est évident que ces bêtes démoniaques ont une sorte de plan. »
– « Ne pourrait-il pas s’agir d’un acte impulsif ? » Demanda Rossignol en écartant les mains. « Les hybrides ne sont en aucun cas des bêtes démoniaques ordinaires. Si j’en crois leurs performances durant les Mois des Démons, il est visible qu’ils ont développé des capacités de réflexion critique. S’ils vivent suffisamment longtemps, peut-être finiront-ils par devenir plus intelligents que nous. »
À ces mots, tout le monde se mit à rire et l’atmosphère se détendit quelque peu. Apparemment, personne ne pouvait croire que ces monstres sauvages, qui ne savaient rien faire d’autre que lutter dans la terre, deviendraient un jour plus intelligents que les êtres humains qui eux, étaient capables de faire cuire leur nourriture et de concevoir leurs vêtements. Cette idée était vraiment trop ridicule.
Seul Roland demeurait silencieux. Il contemplait les profondeurs du trou, les pensées se bousculant dans son esprit.
L’humanité était-elle vraiment l’espèce la plus intelligente ?
Lui qui vivait depuis quelque temps dans un monde totalement étranger n’était pas présomptueux au point de le penser. Lorsque le cadre de vie et les nécessités changent, la notion d’intelligence peut s’avérer très différente. Les bêtes démoniaques, par exemple, ne considéreraient certainement pas la soie et le pain comme étant essentiels.
– « Pourquoi le Diable Surveillant n’a-t-il pas réagi ? » Demanda Andrea, perplexe. « N’avez –vous pas dit que sitôt qu’il apercevait quelqu’un ou quelque chose, il alertait tout le camp ? »
– « Parce qu’il n’a pas été vu » expliqua Ayesha. « Pour qu’un Diable Surveillant puisse vous voir, il faut d’abord que vous-même l’ayez vu. Et cette bête n’a pas d’yeux. Hormis son énorme gueule, elle ne possède rien d’autre. »
– « Ce monstre n’en a pas besoin », poursuivit Roland. « Tel un verre de terre, il vit dans le sol en permanence aussi n’a-t-il pas besoin de voir, c’est pourquoi il n’a pas développé d’organes photosensibles. »
– « Développé…. Quoi ? » Demanda Tilly, intriguée.
– « Des organes sensibles à la lumière, tels que les yeux. Certains animaux utilisent leur peau pour détecter la lumière. » Roland n’alla pas plus loin dans les explications. Il s’accroupit et désignant la profonde excavation dit à Foudre : « Voudriez-vous descendre jeter un coup d’œil ? »
La jeune fille acquiesça aussitôt.
« C’est trop dangereux! » Dit Cendres, dans l’espoir de l’en empêcher. « Nous ignorons totalement ce qui se cache là-dedans. »
– « Je ne vous demande pas de sonder le tunnel mais simplement de voir la direction qu’a prise la bête », dit Roland. « Rossignol surveillera toute éventuelle réaction magique. »
– « Je ne peux pas la suivre et l’attraper ? » Demanda Foudre avec une moue.
– « Pas cette fois, même s’il a dévoré les Diables mais n’a pas touché à Ayesha », souligna Roland. « Dès que vous aurez découvert où conduit le tunnel, sortez immédiatement et venez m’avertir, c’est bien compris ? »
– « Entendu! »
Foudre sortit de son sac à dos une petite torche qu’elle enflamma avant de plonger dans les profondeurs du trou.
Quelques minutes plus tard, Rossignol entendit sa voix à travers la Pierre Magique :
– « La sortie est ici ! » Dit-elle. « Voyez-vous la lumière de la torche ? »
En effet, grâce à la lumière, Rossignol eut tôt fait de déterminer la direction du tunnel.
– « C’est bon! À présent, vous pouvez remonter. »
Les sourcils froncés, Roland regarda Rossignol qui se tenait au sud-est du trou et les hautes montagnes enneigées derrière elle.
– « Apparemment, nous avions tort », dit Tilly en haussant les épaules. « La gigantesque bête démoniaque sur laquelle nous sommes tombés dans la Forêt aux Secrets n’avait pas l’intention de se rendre à la Cité des Diables mais sans doute dans cette montagne enneigée. »
– « Vraisemblablement. » Dit Roland.
Roland leva les yeux. Le sommet de la montagne se dressait dans les nuages et sur son pic, la neige scintillait sous les rayons du soleil. « De toute évidence, nous allons devoir examiner de près la plus haute montagne de la Région de l’Ouest. »