Dans l’après-midi, Roland fut prêt à partir pour les montagnes enneigées.
Il était équipé d’une tente, de nourriture en proportion et d’un bateau à vapeur. La Cité des Diables étant située en zone côtière, il lui faudrait partir de la Plage des Eaux Peu Profondes. Comme d’habitude, Colibri serait chargée du transport.
Il devait admettre qu’il était plutôt étrange de voir cette sorcière, pas plus grande que Naela, porter le bateau sur sa tête. Roland avait l’impression de voir une fourmi déplacer un grain de riz qui pesait plus de dix fois son propre poids. Si Colibri s’était trouvée de l’autre côté du bateau, il aurait vu celui-ci glisser silencieusement sur le rivage comme un vaisseau fantôme.
Tant que Colibri gardait les mains sur le navire, elle était en mesure de le transporter. C’était beaucoup plus efficace pour déplacer des objets que sa précédente méthode consistant à réduire le poids de chaque élément, ce qui lui prenait énormément de temps. De plus, grâce à cette nouvelle technique, Colibri dépensait beaucoup moins de magie. Le seul inconvénient était qu’elle ne pouvait déplacer que deux objets à la fois dans la mesure où elle devait rester en contact physique avec eux tout le long du transport.
Le bateau à aubes prit la direction de l’ouest et traversa une suite interminable de montagnes et de crêtes. Deux jours plus tard, il arrivait à la Plage Rocheuse.
La dernière fois que Roland avait vu ces terres, c’était à vol d’oiseau depuis l’Observateur des Nuages. Maintenant qu’il mettait le pied pour la première fois sur ce sol, il avait le sentiment que ce n’était rien d’autre qu’une vaste étendue sauvage et désolée.
Distante de seulement dix miles de la Plage des Eaux Peu Profondes, la Plage Rocheuse était un univers totalement différent.
Partout, il apercevait des restes d’animaux incrustés dans les couches de gravier et de pierres concassées. Certains, exposés, avaient été altérés tandis que d’autres commençaient à former de nouvelles roches. Quelques os, dont Roland était incapable de déterminer la provenance, étaient presque aussi gros que le torse qu’un adulte.
Les parois rocheuses escarpées étaient étranges et mystérieuses.
De nombreuses stalagmites pointaient à la surface des roches. Contrairement à celles qui semblaient suspendues au plafond des grottes, ces formations calcaires, qui, au premier coup d’œil, ressemblaient à autant de crochets, se dressaient horizontalement, l’extrémité pointée vers le plafond. Elles semblaient totalement indépendantes de l’attraction gravitationnelle. Depuis le ballon, Roland ne les avait pas vues nettement mais maintenant qu’il se trouvait sur la plage, il sentait ses cheveux se dresser à la vue d’un spectacle aussi troublant.
Il n’y avait aucun signe de vie. Aucun nid de mouette, pas d’algues ni même de palourdes. Au-delà des murailles rocheuses s’étendaient de vastes champs déserts : on aurait dit qu’en s’évanouissant, la Brume Rouge avait tout emporté avec elle.
Grâce aux marques laissées par Lotus, Roland et les sorcières eurent tôt fait de localiser l’étroite fissure qui menait à la Cité des Diables. En réalité, c’était plus une fracture qu’une fissure. Comme le fossé était étroit et insondable, elle divisait presque tout le précipice en deux. Lotus avait créé un sentier d’un mètre et demi de large à l’ouverture.
Alors qu’ils descendaient les marches traversant la faille, Rossignol poussa un cri.
– « Que se passe-t-il ? » Demanda Roland.
– « Regardez là-bas! » Dit-elle en montrant la crevasse. « Il y a un trou dans la roche. »
Tous s’arrêtèrent pour regarder. Non loin du fond couleur d’encre, Roland aperçut plusieurs cavités circulaires qui semblaient avoir été creusées manuellement.
– « Qu’est-ce que c’est ? »
– « Je l’ignore, cependant, j’ai déjà vu des trous similaires au sein de la Chaîne des Montagnes Infranchissables, à une exception près : ceux-ci sont légèrement plus grands. » Rossignol eut un moment d’hésitation : « J’ai l’impression que quelque chose me regarde depuis les profondeurs. Plus je regarde au fond, plus cette impression est forte. »
« …Quelque chose ? » Demanda Roland, un peu surpris.
– « Pas seulement une chose », répondit Rossignol. « Dans la vallée, sur le chemin du camp de l’Association de Coopération des Sorcières, il y a un chemin qui mène au fond de la terre, je n’y suis jamais allée. »
– « Lorsque Sylvie sera de retour, emmenez-là jusqu’à la Chaine des Montagnes Infranchissables. »
À nouveau, Roland regarda au fond de la crevasse, réprimant son désir de l’explorer. Puis il ordonna à l’équipe de reprendre sa marche.
Ils ne connaissaient rien de ces terres, qui pourtant faisaient partie du Pays de l’Aurore, dans lequel l’humanité s’était réfugiée mille ans auparavant. C’était un peu comme si les hommes avaient délibérément choisi de ne pas explorer le monde extérieur. Un jour où Roland avait demandé à Ayesha de dessiner une carte globale du continent, il avait appris que l’union avait fait de même concernant les Plaines Fertiles. Ils avaient grossièrement esquissé les contours du Pays de l’Aurore mais ne savaient rien du reste du monde.
C’est pourquoi Roland avait décidé de soutenir pleinement Tonnerre dans son projet d’exploration des terres étrangères. Il pensait pouvoir, d’ici peu, se faire une idée de ce monde dans son intégralité mais force lui fut d’admettre qu’il ne connaissait même pas le Royaume de Graycastle, qui était pourtant son territoire.
Malheureusement, étant donné l’imminence de la guerre contre l’Église, il était contraint de laisser ces considérations de côté pour le moment.
Ils traversèrent la crevasse et se retrouvèrent dans un vaste champ en plein air. La Première Armée qui y avait installé son campement les conduisit aussitôt à leurs emplacements. C’est alors que Roland aperçut Ayesha et Soraya.
– « Où sont Foudre et les autres ? »
– « Foudre est partie se promener dans les airs avec Assia », soupira Ayesha. « Elle est bien trop vive pour rester en place ne serait-ce qu’une seconde. La Cité des Diables est presque devenue un terrain de jeu pour elle. »
– « Dans le monde moderne, on en aurait fait un parc national dont on ferait payer l’entrée », s’exclama Roland.
– « Pardon ? »
– « Non… rien », répondit Roland en toussotant pour cacher son embarras. « Je vais lui demander de revenir grâce au Sceau d’Écoute. À présent, emmenez-moi là où se trouvait la tour de pierre qui s’est effondrée. »
Au moment même où le groupe atteignait le centre des vestiges, Foudre, Maggie et Assia firent leur apparition.
– « Foudre signale son atterrissage! »
Les bras écartés, la jeune fille blonde se posa lentement sur le sol, puis, se retournant, fit une grosse accolade à Roland.
Foudre ayant atteint la puberté, Roland ne savait pas s‘il devait en rire ou en pleurer.
– « Aw…! » Maggie fit de même avec ses ailes et tomba droit sur le sol, éjectant presque Assia de son dos.
Roland savait parfaitement que Foudre était une des plus jeunes sorcières de l’Association, ce qui expliquait pourquoi elle était toujours aussi vive et enjouée. Mais Maggie étant adulte, le fait qu’elle se comporte encore comme une enfant n’avait aucun sens. Il n’y avait qu’une seule explication possible : l’agitation de Foudre était quelque peu contagieuse.
– « Puisque tout le monde est là, commençons », dis Roland en regardant Assia dont les jambes tremblaient encore.
– « Bien, votre Majesté », répondit la jeune fille.
Elle tituba jusqu’au bord de la fosse et ferma les yeux.
Une seconde plus tard, une immense tour de pierre remplaçait le trou béant tandis que l’air était imprégné d’une brume rouge aussi épaisse que du sang.
Instinctivement, Roland recula et retint son souffle.
– « Voici à quoi cet endroit ressemblait il y a encore vingt-six jours, c’est-à-dire juste avant l’incident », commenta Ayesha. « Si Assia ne remonte le temps qu’une seule fois, elle peut maintenir l’illusion pendant près d’une heure. Nous pourrons ainsi voir l’enchaînement des évènements. »
– « Où est donc ce Diable Surveillant dont vous avez parlé ? Celui qui a des globes oculaires tout autour de la tête et qui, sitôt qu’il vous voit, donne l’alerte ? » Demanda Tilly, intriguée.
– « Au sommet de cette tour de pierre », répondit Ayesha en pointant le doigt vers le ciel. « Mais sa hauteur dépasse la capacité d’Assia, aussi nous ne pouvons pas le voir pour le moment. »
Assia ne pouvait reconstituer la scène que dans un rayon de cinq mètres. Roland leva les yeux et vit qu’en effet, le sommet de la tour était inexistant, comme s’il avait été tronqué.
Au même moment, le sol se mit à trembler.
– « Il arrive! » Annonça Ayesha.