Quatre mois ayant passé, lorsqu’elle revint à Border Town, Lotus eut une impression différente.

La ville s’était développée très vite et ce en dépit des fortes chutes de neige. À chaque fois qu’elle se trouvait sur le Pont des Eaux Écarlates, elle éprouvait ce même sentiment particulier.  

Les usines situées sur la rive sud de la rivière étaient soigneusement agencées tandis que de l’autre côté, les quais étaient à présent beaucoup plus grands. Les navires de ciment qui faisaient des allées et venues en crachant de la fumée noire couvraient presque toute la surface scintillante de l’eau.

– « Il y a beaucoup plus de monde ici que sur l’Île Dormante. Les gens ressemblent à des fourmis », dit Honey en se penchant par-dessus les grilles du pont.

– « Tout à fait d’accord », répondit Lotus.

Lors de sa construction, elle n’avait pas compris pourquoi Son Altesse voulait un pont aussi large et se disait que c’était du gaspillage de matériaux. Mais à présent, elle réalisait qu’il avait vu juste.  

De temps à autres, des passants qui empruntaient le pont pour traverser la rivière leur jetaient des regards curieux en raison de leur tenue et de leur physique.  

Ailleurs et en de pareils moments, Lotus aurait aussitôt réfléchi au moyen de s’échapper mais dans cette ville, elle n’avait pas à s’inquiéter de sa sécurité.

Non seulement tout avait changé mais la vie des gens s’était considérablement améliorée.

Il y avait, entre autres, un système de chauffage, des lampes électriques qui éclairaient la nuit et de nouveaux et délicieux aliments comme la crème glacée… Évelyne et Chandelle auraient pu lui parler de tous ces changements durant une journée entière cependant, aux yeux de Lotus, ce n’était pas le plus surprenant.  

Comme elle avait pu le voir dans la taverne d’Évelyne, ce qui avait le plus changé était la relation entre les sorcières et les gens ordinaires.

La taverne avait été financée par l’Association des Sorcières. Évelyne, qui en était à la fois la gérante et la serveuse, proposait aux gens venus visiter la Région de l’Ouest de délicieux mélanges de vins. C’était une idée de Sa majesté qui estimait que leurs économies seraient mieux placées dans les affaires plutôt que de rester cachées au fond d’un tiroir.

Wendy avait invité Lotus à prendre un verre de vin de pomme glacé. Beaucoup plus parfumé que le vin d’avoine, le goût en était exquis, mélangé à un arôme de fruit délicat. À travers le verre de cristal transparent, on pouvait voir le liquide vert pâle, ce qui rendait également les boissons très attrayantes. Le cadre, avec son sol propre, ses tables et ses verres impeccables, était très différent de celui des tavernes ordinaires, souvent bruyantes et chaotiques. Les clients bavardaient, élégamment assis sur leurs sièges et jamais elle n’aurait su qu’il s’agissait d’une taverne s’il n’y avait pas eu derrière le comptoir ces tonneaux soigneusement alignés.  

Bien entendu, le prix des boissons allait de pair.

Évelyne se tenait derrière le comptoir et bavardait avec ses clients. Personne ne lui faisait de reproches sous prétexte qu’elle était sorcière, au contraire, de nombreux hommes d’affaires étrangers venaient boire un verre par curiosité. Lotus avait rarement vu Evelyne aussi joyeuse et souriante : de toute évidence, ce travail lui plaisait beaucoup.

Avant son départ, la plupart des activités des sorcières avaient eu lieu au château et lorsque celles-ci devaient sortir, elles étaient souvent protégées par les gardes du corps de Sa Majesté.  À présent, on les voyait partout dans la ville.

Lotus avait peine à croire que de tels changements aient pu s’opérer en l’espace d’une saison.

Une conversation avec Wendy, ce soir-là, lui avait permis de mieux comprendre. D’après elle, cela expliquait sans doute pourquoi les sorcières de l’Association faisaient tout leur possible :

Elles ne construisaient pas seulement la Cité Sans Hiver de Sa Majesté mais également leur foyer.

– « Allons-y! », dit-elle à Honey. « Si tout se passe bien, nous aurons terminé la transformation de l’estuaire aujourd’hui. »

– « Formidable! »

Lorsque le dernier morceau de roc s’enfonça dans le sol, Lotus essuya la sueur qui perlait sur son front et prit une profonde inspiration.

– « Incroyable! » S’écria Honey en frappant dans ses mains. « Vous avez réussi à créer une route au plein milieu des montagnes! »

Au même moment, les oiseaux perchés sur la cime des arbres au-dessus de sa tête se mirent à piailler.  

– « Bien sûr! Il n’y a rien que je ne puisse faire », répondit fièrement Lotus.

La couche de roche étant beaucoup plus profonde et plus dure que les récifs entourant l’Île Dormante, il était donc beaucoup plus difficile de la transformer. Heureusement que Sa Majesté ne lui avait pas demandé d’aplanir toute la montagne! Le projet consistait uniquement à construire un passage suffisamment large pour que cinq ou six voitures puissent circuler côte à côte. Mais cette fois, pas un seul instant il ne lui vint à l’esprit que construire une route aussi spacieuse était du gâchis. Le pont de fer lui avait servi de leçon!

Les collines s’élevant à plus de quarante mètres au-dessus du niveau de la mer, le moyen le plus facile de construire la route était d’aplanir peu à peu le terrain en pente douce.  

Afin de faciliter le passage des véhicules, elle avait comprimé la couche supérieure des collines pour en faire un terrain plat. Ainsi, lorsqu’il pleuvrait, il n’y aurait pas de flaques d’eau sur la route.

À présent, une personne debout au sommet de la pente pouvait voir la plage d’or peu profonde, le bleu de la mer et sentir la brise marine rafraîchissante à l’odeur familière d’iode et de sel.  

– « Avez-vous apporté de quoi faire du feu ? » Demanda Honey en se précipitant vers elle.

– « Non. Pourquoi ? Que voulez-vous faire ? »

– « Du poisson rôti, bien sûr! » répondit Honey en souriant. « Que diriez-vous de les faire sortir de l’eau pendant que je me charge de les attirer jusqu’ici ? Si nous n’avons pas de feu, il nous suffira de les mettre un ou deux jours au soleil. »

Les oiseaux au-dessus de sa tête redoublèrent leurs piaillements joyeux.

Lotus ouvrit de grands yeux :

– « Je ne veux pas sentir le poisson salé! …D’ailleurs, n’en êtes-vous pas lasse ?  …Vous en mangez tellement sur l’Île dormante! »

– « Hmm ? C’est plutôt bon », répondit Honey en inclinant la tête.

– « Quoi qu’il en soit, ici, il est interdit d’en mettre à sécher au soleil. Sa Majesté n’aime pas non plus l’odeur du poisson. » Lotus se rappela soudain Cendres et se demanda si, sur l’Île Dormante, elle était encore affectée par à la consommation répétitive de soupe de poisson. « Sa Majesté envisage de construire un port afin que Dame Tilly puisse venir ici quand elle le voudra. Elle n’aura plus à faire le trajet en ballon. »

À l’évocation de la Princesse, Honey réagit aussitôt :

– « Mais alors …elle va venir ? »

L’expression de la jeune fille était encore plus simple à comprendre que celle d’un animal.  Lotus lui caressa les cheveux en disant :

– « Je n’en ai aucune idée, mais bientôt Sa Majesté devra affronter l’Église : elle voudra certainement aider son frère. »

En fait, Lotus n’en avait aucune certitude, surtout depuis qu’elle avait appris ces informations au sujet de l’Association du Croc Sanguinaire et d’Heidi Morgan. Elle n’avait jamais aimé l’attitude pompeuse des sorcières de combat mais à présent, elles lui inspiraient plutôt de la pitié.  

Ayant mis fin à ses préjugés, la jeune femme s’était rendue compte que ces sorcières n’étaient guère différentes d’elle.  À présent, elle pouvait, au moins de temps en temps, avoir une courte conversation avec Ivy, mais Tilly allait avoir bien du mal à convaincre les sorcières de combat restées sur l’île.  

– « C’est merveilleux! »

Lotus soupira intérieurement. Cette jeune fille ne connaissait rien à la guerre. Si Lady Tilly ne parvenait pas à résoudre le problème de l’Association du Croc Sanguinaire et que l’Église choisisse ce moment pour attaquer Sa Majesté Roland, ils allaient avoir de gros problèmes.

Néanmoins, la sorcière souhaitait que Dame Tilly revienne à Border Town, désormais appelée la Cité Sans Hiver et qu’elle décide de s’y installer pour toujours, réalisant ainsi le rêve qu’elle avait fait cet hiver.

– « Ainsi, nous pourrions toutes mener une vie heureuse », pensait-elle.