LiangZhu | 良渚
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Il faisait déjà nuit. 

Ils venaient d’emballer les jades dans du lin et de ranger leurs outils. 

À l’entrée du village, alors qu’ils raccompagnaient grand-père Rivière à sa chaumière, ils entendirent – confusément d’abord, puis clairement, distinctement –, le bruit d’une meute de sangliers à l’approche, déboulant par la broussaille. 

« Ça alors », s’étonna Liang, « qu’est-ce qu’il leur prend ? Ils devraient être en train de roupiller à cette heure-là. » 

« Ils veulent se faire embrocher ou quoi ? », s’exclama Caillou. 

« Sonnez l’alarme ! », cria le sorcier. « Vite ! Avant qu’il n’y ait des blessés ! »

« Tous avec moi ! » Liang s’élança et, à sa suite, tous se ruèrent vers l’autel des offrandes pour y allumer un feu, tandis que, tout en courant, Caillou, s’époumona dans une corne de brume (qu’il portait toujours à la taille). Il en sortit un son incroyablement puissant et strident. 

« VOUUUUIIII !, VOUUUUIIII ! » 

Réveillés par tout ce grabuge, ceux qui dormaient déjà sortirent en panique de chez eux et, accourant vers la place, crièrent affolés: « Allumez un feu ! », « Allumez un feu chez vous », « C’est une attaque de sangliers ! » 

À voir débouler ces cochons sauvages, on les eut dits possédés, comme s’ils étaient les instruments d’une force hostile et invisible. Balayant tout sur leur passage – et à plusieurs reprises –, on entendait, partout où ils fonçaient, le bois craquer, les piloris s’effondrer, les poteries voler en éclat…

Quand, sortis de leur stupeur, les villageois se mirent à allumer des torches et à chasser les assaillants à grands cris – en zigouillant quelques-uns à coup de flèche, de hache et de couteau –, il était déjà trop tard, le mal était fait. 

« Satanés sangliers ! », se lamenta un villageois, une pelle en jade à la main. « Ils ont tout cassé. » 

« Quelle mouche les a piqués ? », s’emporta un autre. « Et en pleine nuit, en plus de ça. » 

Par le Ciel, aucun blessé n’était à déplorer. Mais ceux qui, avant de fuir leur maison, n’avaient pas pris le temps d’allumer un feu à l’intérieur, virent leur demeure complètement saccagée. Les cruches, les jarres et les pots en terre cuite, en particulier, firent les frais du déchaînement aveugle de ces bêtes enragées. 

« Il va y avoir du boulot », soupira le sorcier. « Faudra refaire un peu de poterie. »

… … … 

À l’aurore, visiblement choqué par l’incident, le chef de la tribu constata d’abord l’étendue des dégâts, puis, la mort dans l’âme, se rendit sur la place des cérémonies, où tous étaient déjà rassemblés. Il monta alors à la tribune et, des trémolos dans la voix, s’adressa à la foule hagarde, ahurie. 

(Au physique plutôt ingrat, il avait l’air d’un rustre, le chef. Mais un rustre à poigne, capable.) 

« Alors écoutez bien ! », lança-t-il en vociférant. 

« À l’approche du grand jour, de la grande cérémonie des offrandes… » 

« Voilà qu’une meute de sangliers – complètement enragés ! –, vient de défoncer nos maisons et de saccager nos poteries ! »

« C’est sans précédent ! », hurla-t-il. « On les a vus braver les torches et, sans vergogne, à la lumière du feu, tapisser tout le village telle une armée, de plusieurs attaques coordonnées. De mémoire d’homme, on n’avait jamais vu ça ! » 

« En vérité, je vous le dis, nous sommes victimes d’un complot ! » lâcha-t-il et, à ces mots, si plusieurs dans la foule ne purent réprimer un sourire, personne n’osa rire ouvertement; tant l’idée, au bout du compte, n’était pas tout à fait saugrenue. 

« Une chose est sûre », fulmina-t-il, « si des sangliers en sont capables, d’autres animaux peuvent s’y mettre aussi. Imaginez un peu l’horreur si d’aventure, les éléphants eux aussi se décidaient à nous tomber dessus… »

« C’est pourquoi… En conscience… J’ai décidé que… Dès aujourd’hui… » 

« Branle-bas de combat !!! » « Dressons des barricades ! Au Nord, au Sud, à l’Est, à l’Ouest ! », s’égosilla-t-il, jetant les bras en l’air et haranguant la foule, tel un tribun. 

« Et que chaque nuit soient allumés des brasiers partout. Du bois, du bois, encore du bois. Ramasser tout ce que vous trouverez. Et saupoudrez-le abondamment de poudre de moisi. La plus puante possible ! » pesta-t-il et, l’écume aux lèvres, postillonna copieusement au visage de la première rangée. 

« J’ai pas fini !! », brailla-t-il encore, hystérique, à la vue de quelques-uns qui, déjà, eurent le mauvais goût de s’éloigner. 

« Grâce au Ciel, ils n’ont pas rasé toutes les baraques, ces crétins de sangliers ! », et, excédé à l’idée du travail qui les attendaient: 

« Aussi, retroussons-nous les manches, nous autres. Un pour tous et tous pour un ! Abattons quelques arbres dans les environs, réparons nos chaumières abîmées et, dans deux jours, faisons cuire à nouveau de la poterie. » 

« Liang ! Caillou ! », tonna-t-il d’une voix martiale, « vous organiserez les défenses. Aux aînés le soin d’inspecter les dégâts, maison par maison. Aux plus fragiles la tâche de monter la garde en journée et de sonner l’alarme en cas d’attaque. » 

« Quant à vous les filles », se tournant vers Zhu, « ramassez des brindilles, du feuillage, des fougères, tout ce que vous trouverez… » 

« Mais surtout: faites-leur la peau à ces bestiaux ! » 

« Et préparez donc un p’tit ragoût de cochon de lait pour grand-père Rivière », conclut-il plus calmement. « Lui qui s’est donné un mal de chien pour transmettre l’art de la taille à nos jeunes. »

À ces mots, le chef à peine redescendu, Liang et son groupe – l’œil noir, des machettes à la main –, s’en allèrent à grands pas à l’assaut de la forêt, pendant que Caillou et les siens partirent prêter main-forte aux aînés pour déblayer les chaumières. 

Sur la grande place, après avoir attisé les feux, Zhu et les filles, de leur côté, s’occupèrent de vider les carcasses qui – après que les cochons se soient entretués ou faits tuer dans l’action – gisaient au sol un peu partout dans le village. Puis elles en empalèrent quelques-unes à l’aide de grosses branches et les firent cuire en grillade au-dessus des bûchers. 

Pendant que, au milieu des broussailles, luisants dans la pénombre, les yeux des grands fauves épièrent encore un moment les humains qui, étrangement, s’affairaient dans la lumière. 

Avant de disparaître dans la nuit. 

… … … 

Dans l’après-midi, l’odeur de viande grillée encensait tout le village. 

Sur l’autel des offrandes, affalé au milieu des pierreries, grand-père Rivière riait aux éclats; manquant même de s’étouffer quand, une cuisse de sanglier à la main, la bouche dégoulinante d’huile de gibier, il avala de travers, après avoir mordu à pleines dents dans la bidoche. 

« Ah nom d’un chien… Ah par tous les Esprits », dit-il, en reprenant son souffle et en se léchant les babines. « Zhu, mon p’tit cœur, rajoute donc un peu de sel pour papi… » 

« Ah ça, dis-moi, tu sais y faire toi, avec la cuisson ! Et cette fumée de gibier qui monte, qui monte… On va faire tomber les cigognes en plein vol, si ça continue… » 

« Encore un morceau, s’il te plaît. Bien tendre et bien dodu, hein ? Et lésine pas sur le gros sel… » 

« Bon sang d’bonsoir, Vous me traitez comme un roi, Vous là-haut », glosa-t-il encore. « J’avais justement une envie de sanglier, et puis voilà ! Vous m’en offrez sur un plateau », oublieux du désastre causé par l’attaque des animaux. 

« Car vous avez vu, hein ? Tout ce qu’on a ramassé ? Ils nous sont tombés dans les bras, les corniauds. Ils se sont cognés la tête tout seul comme des grands. Ou piétinés à mort entre eux. On eut dit qu’il en pleuvait, du sanglier… » 

« Ah ça ! Vous m’en direz des nouvelles. Sans parler du fait que, grâce à eux, on va pouvoir habiter des chaumières toutes neuves… » 

« Et qui dit nouvelle chaumière, dit nouvelle cocotte. Après l’hiver, vient toujours le printemps. Et avec le printemps, vient toujours une nouvelle cocotte… » 

Zhu, qui surveillait la cuisson, n’en croyait pas ses oreilles. À ces mots, elle ne savait plus s’il fallait en rire ou en pleurer. 

« Dis, grand-père, qu’est-ce que tu racontes ? », dit-elle. « Une nouvelle cocotte ? Et puis quoi encore ? » 

« Et qu’est-ce que t’y connais toi, hein ? Petite chipie ! Suis trop vieux, c’est ça ? Au printemps, à l’ombre des jeunes filles en fleur, je regarde passer les déesses et je suis aux anges, voilà tout ! » 

« Bon mais Grand-père, plus sérieusement. Avec tous ces sangliers étalés un peu partout, on devrait peut-être en faire sécher un peu, non ? Pour les conserver. » 

« Alors maintenant, écoute-moi bien », dit le sorcier. 

« Tu accrocheras la carcasse en plein vent, tu la badigeonneras de gros sel et, une fois bien sèche, tu la ramèneras chez moi. Je te la ferai revenir à l’eau bouillante, moi. Et alors là, ma mignonne… Tu m’en diras des nouvelles ! », pavoisa le vieil homme – mentionnant au passage une recette dont personne n’avait jamais entendue parler. 

« Qu’est-ce que c’est q’cette histoire, grand-père ? », s’écria Zhu, titillée par cette nouvelle idée. « C’est pas comme ça qu’on sèche la viande, d’habitude. »

« Ça marche aussi, mon p’tit », répondit-il. « Car dégoter des astuces et s’en mettre plein la panse, ça c’est la vraie vie ! » 

« Je pourrai en goûter moi aussi, quand ce sera prêt ? », demanda Zhu, curieuse de savoir à quoi ça pouvait bien ressembler. 

« C’est papi qui t’invite », lança-t-il, grand seigneur. « Mais, le jour venu, à toi de surveiller la cuisson, hein ? » 

« Alors dans ce cas », dit Zhu, « compte sur moi pour t’en accrocher ! »

Quelle mine d’or ce vieil homme, pensa-t-elle. Elle ne se lassait pas de l’écouter. Il en avait vécu des choses, grand-père Rivière; et quand il partageait avec vous son art de vivre, il ne manquait jamais de vous étonner. 



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