En voyant Tilly si exaspérée, Roland se dit que sa jeune sœur était plutôt mignonne lorsqu’elle était en colère. Il était rare que la Princesse l’appelle “mon frère” lorsqu’elle était de bonne humeur. Il se sentit soudain l’envie de la taquiner.
« Ce ne serait pas bien », pensa-t-il aussitôt. Il se racla la gorge et reprit ses esprits :
– « L’avion n’est pas encore terminé car Anna et Soraya doivent tout faire à la main, mais avec l’imminence de la guerre… Mais vous êtes bien placée pour le savoir. S’il y a longtemps que j’ai terminé les plans, je ne peux, à moi seul, faire de ces dessins une réalité. »
Les travaux avançant, il fallait désormais trois à quatre jours au “Goéland” pour voler jusqu’au front au lieu de 24 heures. Il ne pouvait pas vraiment reprocher à Tilly et Wendy de se relâcher, car il était vraiment difficile de terminer tous les préparatifs en une journée. Elles n’avaient donc d’autre choix que d’attendre.
En tant que pilote du “Goéland”, Tilly savait parfaitement combien tout le monde était affairé. Bon nombre de sorcières s’endormaient même sitôt montées dans l’avion, c’est pourquoi on avait ajouté des coussins rembourrés aux sièges. Réalisant que leur principal objectif dans l’immédiat était de vaincre les Diables et de récupérer les Plaines Fertiles, Tilly dût se résigner. Elle recula légèrement et dit, les mains sur la taille :
– « Je voudrais l’essayer au plus vite pour que les Chevaliers Aériens puissent faire leur travail … »
– « Ne vous inquiétez pas. Le gros de l’avion est presque terminé. Il ne nous manque plus que quelques pièces auxiliaires. Je vous demande juste un peu de patience… »
– « Attendez », coupa Tilly. « Si, comme vous le dites, le principal est terminé, je dois pouvoir voler sans les parties manquantes, non ? »
– « Eh bien… » Roland hésita, réalisant qu’il venait de vendre la mèche. La princesse Tilly, qui en savait beaucoup désormais sur les avions, n’était plus aussi facile à duper. « Vous pourriez, bien sûr, mais ce nouveau modèle étant très différent du Goéland, si quelque chose se produisait, Wendy ne pourrait pas y remédier à temps… »
Sa voix retomba devant les yeux brillants de Tilly.
Il ne pouvait pas lui résister.
Derrière lui, Rossignol pouffa de rire. De toute évidence, elle aimait beaucoup le voir tomber dans un silence gêné.
Ils se regardèrent longuement, après quoi Roland soupira :
– « D’accord. Je vais demander au personnel de l’aéroport de se préparer. »
– « À la bonne heure! » dit Tilly en souriant. Ses sourcils avaient repris leur position normale.
Roland décrocha le téléphone :
– « N’oubliez pas, si jamais quelque chose d’anormal se produit durant le vol d’essai ou si vous perdez le contrôle, quittez immédiatement l’avion, c’est bien compris ? »
– « Bien sûr! S’il est possible de construire un nouvel avion, jamais vous ne trouverez un excellent pilote comme moi », répondit Tilly, sûre d’elle, en croisant les bras. « C’est aussi votre avis, n’est-ce pas ? »
Alors qu’auparavant l’aéroport ne comportait que deux pistes, cette clairière était devenue une véritable base d’entraînement pour les pilotes et le précurseur de la future Académie des Forces Aériennes.
Voyant que l’on avait sorti du hangar un avion argenté que les ouvriers emmenaient au bout de la piste, Tilly prit une profonde inspiration :
– « Voilà donc mon avion… »
– « Oui », dit Roland en hochant la tête. « Voici La Licorne, propulsée par un moteur à cinq cylindres en étoile. En théorie, elle peut dépasser les 150 kilomètres à l’heure. Aucun Démon Volant, fut-il le plus rapide, ne pourrait la dépasser. »
Premier avion autonome de l’époque fabriqué de main d’homme, la Licorne différait beaucoup du Goéland, en particulier par son énorme nez. Comme il fallait bien loger le moteur, celui-ci, au lieu d’une ligne aérodynamique, avait plutôt la forme d’un tonneau, comme si l’on en avait découpé le sommet.
En outre, à la différence du Goéland, l’avion était équipé d’une hélice à deux pales attachée à son nez. Comme c’était, à proprement parler, le premier avion propulsé par un moteur à pistons, il restait un modèle de base, et ce en dépit des recherches approfondies que Roland avait menées. Étant donné sa faible puissance, le Roi était d’avis qu’une hélice comme celle-ci suffirait.
Enfin, la Licorne étant un avion de chasse, elle ne mesurait que neuf mètres de long, soit deux fois moins que le Goéland. Ceci dit, sa structure interne était beaucoup plus compliquée. Outre le système de contrôle, l’appareil était également équipé d’unités d’alimentation telles qu’un réservoir d’essence et une conduite de carburant. Il y avait également de la place pour un système de tir et un second siège.
– « La Licorne… Vous savez parfois trouver des noms créatifs », dit Tilly en se précipitant vers l’avion. Mais aussitôt, elle remarqua quelque chose d’inhabituel dans le poste de pilotage. « C’est là qu’il manque certaines pièces, je me trompe ? »
En effet, à l’emplacement où aurait dû se trouver le tableau de bord, il y avait deux trous. Il semblait évident que l’avion n’était pas encore terminé.
– « C’est exact », répondit Roland avec un signe de tête. « Ce sont des pièces essentiellement destinées à connaître la vitesse et l’altitude de l’avion, les deux paramètres les plus importants de la dynamique du vol. Étant donné qu’autrefois, c’était Wendy qui contrôlait l’avion, nous n’en avions pas besoin mais comme, désormais, tout repose sur le pilote, vous devrez, de temps à autre, surveiller ces données. »
– « Ne vous inquiétez pas. Si je ne sais pas vraiment comment construire un avion, je suis sans aucun doute le meilleur pilote de Graycastle », déclara Tilly, confiante, en s’installant.
Techniquement, la Licorne ressemblait beaucoup au Goéland, si ce n’était la présence d’une pédale d’arrivée d’essence. Comme les niveaux de puissance étaient situés exactement au même endroit et que Tilly avait fait pas mal de simulations, Roland était d’avis qu’il n’y aurait pas de problèmes de ce côté-là. Cependant, étant donné qu’il s’agissait d’un tout nouveau type d’avion, très différent du Goéland en termes de poids, de flexibilité et de vitesse, et que son système mécanique n’avait pas encore été testé, un incident était toujours possible.
C’était là la crainte de Roland. Si l’avion s’écrasait dès le départ, Tilly avait beau être un pilote exceptionnel, elle ne serait peut-être pas en mesure de savoir comment se comportait l’appareil, c’est pourquoi il aurait voulu en construire plusieurs exemplaires afin que la Princesse se familiarise progressivement avec lui.
Mais il était trop tard désormais.
– « L’avion est prêt à décoller, Votre Majesté », l’informa le responsable du hangar.
– « Très bien, allons-y », répondit-il en quittant la piste.
– « À vos ordres. »
Deux ouvriers insérèrent aussitôt une manivelle dans le moteur et se mirent à la tourner.
Aux yeux de Roland, cela ressemblait plus à un tracteur qu’à la dernière arme inventée par un être humain, aussi décida-t-il qu’aussitôt la production en série lancée, il créerait des batteries rechargeables et des moteurs électriques auxiliaires.
À mesure que le piston accélérait, un ouvrier ferma la soupape de décompression et immédiatement, le carburant s’enflamma dans le cylindre. Le moteur émit quelques fortes déflagrations qui, en l’espace d’une seconde, devinrent un rugissement assourdissant.
L’hélice à deux pales s’estompa pour devenir une suite d’ombres et de lumière, puis l’avion glissa sur la piste. Trente secondes plus tard, sous les regards attentifs des spectateurs émerveillés, la Licorne prit son envol en direction de l’azur.