Assis dans une taverne sur les quais de l’Île du Grand-Duc, Joe jouait avec son verre tout en jetant de temps en temps un coup d’œil vers la porte.
Jamais il n’avait été aussi nerveux.
En proie à une multitude de sentiments, il ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre, impuissant, en proie au regret.
En voyant un homme en capuche venir s’asseoir près de lui, il se sentit un instant soulagé mais ce fut de courte durée.
– « Comment va-t-elle ? » demanda Joe, les yeux rivés sur les lèvres de l’homme, imaginant déjà le pire des scénarios.
– « Elle est toujours en vie », répondit son interlocuteur.
Joe laissa échapper un soupir de soulagement.
– « Ceci dit, Dame Feryna ne va pas bien », reprit l’homme en retirant sa cagoule. « Il semblerait que l’évêque, pour lui soutirer des informations, l’ait torturée tous les jours. Parfois, je l’entendais hurler. Si les choses continuent ainsi, elle ne fera plus long feu. »
Joe avait tout fait pour se convaincre que c’était inévitable. Leur plan ayant échoué, il s’attendait à de sévères représailles de la part de l’ennemi. Le traitre voulait absolument savoir où se trouvait le Livre Sacré et il utiliserait certainement tous les moyens possibles pour amener Feryna, chef de l’opération, à parler.
– « Au moins, elle est toujours en vie », murmura Joe dans un souffle en serrant le poing.
Ses ongles s’enfonçaient dans sa chair. Il n’osait même pas imaginer ce qu’il adviendrait de Feryna s’il ne parvenait pas à la sauver. Finalement, la mort serait peut-être un soulagement pour elle.
« Bon sang, pourquoi ai-je accepté son plan ? » Pensa Joe, furieux.
Il n’aurait jamais dû laisser Feryna faire diversion et aurait préféré se battre jusqu’à son dernier souffle plutôt que de se retirer, quitte à mourir avec elle dans le château.
– « Monsieur… » Commença l’homme, hésitant. « Savez-vous ce que demande l’évêque ? Si vous le lui donniez, au moins Dame Feryna serait-elle libérée de… »
« Ce n’est pas un évêque, mais un traître! », pensa Joe qui répondit entre ses dents :
– « Je ne l’ai pas. Il a été détruit lorsque la cathédrale d’Hermès est tombée. »
À l’évocation du nom d’Hermès, une pointe de mélancolie passa dans le regard de l’homme : – « Que Dieu nous bénisse… » Murmura-t-il.
Joe trouvait cela assez ironique. Avant la chute des deux Cités Saintes, étant l’un des plus remarquables Guerriers de l’Armée des Juges, il avait toujours été entouré des personnalités les plus en vue de l’église et n’aurait jamais pris au sérieux un simple croyant. Mais depuis la trahison de l’évêque et du prêtre, il ne pouvait plus se fier qu’à lui. Cet homme, qui aimait plus profondément l’Église que bon nombre de ses responsables, était venu à lui alors qu’il était au plus bas.
Bien qu’il partageât son amertume face à la trahison de Lorenzo, l’homme n’avait pas suffisamment de pouvoir pour le défier ouvertement. La nuit où le château avait été attaqué, ayant aperçu les envahisseurs, il s’était mis à la recherche de Joe dans les alentours et c’est ainsi qu’ils s’étaient rencontrés.
Joe, qui n’avait pour ainsi dire plus rien à perdre, se moquait bien de savoir si cet homme était ou non un espion envoyé par Lorenzo. Du reste, si tel était le cas, l’homme aurait dû s’apercevoir qu’il n’avait plus rien à offrir et le tuer.
Malheureusement, ce n’était qu’un simple domestique du château, aussi les informations qu’il était en mesure de fournir étaient vraiment très limitées.
Après, un long silence, l’homme remit sa capuche :
– « Je dois partir », dit-il. « Le majordome risquerait de me soupçonner si je m’attardais. Nous nous retrouvons ici dans trois jours ? »
Joe revint soudain à la réalité.
– « Cela me semble parfait. S’il y a le moindre changement, je vous le ferai savoir. »
– « Je vois. » L’homme marqua une courte pause avant d’ajouter : « Ressaisissez-vous, Monsieur. Désormais, vous êtes le seul qui puisse encore sauver Dame Feryna. »
« Moi ? Hélas non… je ne peux rien faire » pensa Joe. Dieu étant sourd à ses prières, il marchait dans les ténèbres, malheureux et sans espoir.
Le regard vide, il acquiesça cependant.
– « Ah! » Dit l’homme en se retournant à nouveau : « Dernièrement, il s’est passé quelque chose au château. Le prêtre Hagrid, l’un des hommes de main de l’évêque, est parti pour le Sud-Ouest. D’après le cocher, ils se dirigeaient vers le Mont Cage. J’ai pensé que cela pourrait vous intéresser… »
Sa voix se perdit. C’était une maigre consolation.
Il était tout à fait normal qu’un Seigneur envoie ses hommes sur d’autres territoires, et ce même si Le Mont Cage n’avait rien à voir avec l’île. Et tant que les Guerriers du Châtiment Divin étaient toujours là, il lui serait impossible de délivrer Feryna de son cachot.
– « C’est noté. Merci. »
– « C’est tout ce que je puis faire pour vous, Monsieur », dit l’homme en s’inclinant.
« Le Mont Cage… Décidément, tout le monde en parle depuis quelques temps », pensa Joe en vidant son verre. Il sentit aussitôt l’amertume de la bière lui remplir la bouche.
Soudain, il demeura comme cloué sur place. Une pensée venait de lui traverser l’esprit : « Une minute!… Le Mont Cage ? Finalement, j’ai peut-être une chance de sauver Feryna! »
Revenu chez lui en banlieue, Joe posa ses yeux sur un livre noir placé sur le bureau.
C’étaient les “dernières volontés” du pape par intérim Tucker Thor qui les lui avait remises avant de sauter des remparts.
Il ne s’agissait bien sûr pas du Livre Sacré qui renfermait la méthode de création de l’Armée du Châtiment Divin, mais une requête de la part de Tucker. Le livre retraçait l’histoire des êtres humains et des Diables, ainsi que l’origine de la Bataille de la Divine Volonté. En le lisant, Joe en était resté bouche bée et avait soudain compris pourquoi le Pape leur avait demandé de quitter Hermès.
« Tout est fini. Ne vous souciez plus de la guerre et profitez de votre vie. »
Mais Feryna, probablement parce qu’elle ne voulait pas que le sacrifice de Tucker ait été vain, ne souhaitait pas voir l’Église s’effondrer. Roland Wimbledon et son Royaume de Graycastle devaient tomber avant.
Mais désormais, Joe voyait une lueur d’espoir dans la personne même du Roi qui avait détruit l’Église.
Il n’attendait aucune aide de Graycastle qui jamais ne viendrait au secours de ce qui restait de l’institution, cependant, il pourrait les amener à attaquer le traître.
Avant que ce croyant ne le lui rappelle, il ne prêtait guère attention à ce Mont Cage. Au début, il pensait qu’il ne s’agissait que d’une nouvelle rumeur sans fondement et il ne voulait plus rien avoir à faire avec Graycastle. Mais un jour, alors que Lorenzo était encore gardien des biens dérobés au Royaume de Wolfheart, il avait effectivement trouvé un trésor sur le Mont Cage et avait même rapporté les faits à l’Église. Joe ignorait si ce trésor avait été expédié à Hermès mais cela importait peu, le tout étant de savoir si c’était bien ce que le Roi de Graycastle cherchait.
Si les nobles du Royaume de Wolfheart craignaient la malédiction qui y était attachée, ce ne serait certainement pas le cas de Roland.
Personne ne pouvant arrêter son armée invulnérable, si ce dernier l’aidait à se débarrasser du traître, il aurait une chance de sauver Feryna.
Et quand bien même celle-ci aurait la malchance de tomber aux mains du Roi, ce ne serait jamais pire que l’éternelle torture qu’elle subissait au château du Comte.
Joe prit une profonde inspiration : si cela se produisait, il sortirait de l’ombre car il voulait rester auprès d’elle jusqu’à son dernier souffle.
Il l’aimait … depuis le premier jour où, ayant rejoint l’Armée des Juges, il l’avait rencontrée.
Cette fois, il ne voulait plus avoir à le regretter.