Décidément, Tanguy n’avait pas de chance!
C’était un simple marchand qui voyageait entre Hermès et la Cité de la Nuit Éternelle pour vendre à l’Église des fourrures et des flanelles fabriquées à Graycastle, en retour il rapportait des amulettes ou des sculptures trempées dans l’eau bénite. Il lui avait fallu près de dix ans de dur labeur pour s’implanter enfin en raison d’une concurrence acharnée.
Tanguy, qui avait pris la décision de réinvestir ses économies pour développer son activité, avait acquis une résidence dotée d’un entrepôt non loin de la Nouvelle Cité Sainte pour y ranger ses marchandises. Il était sur le point de lancer son entreprise lorsque les choses avaient brusquement empiré dans la Région du Nord, un important conflit entre le Roi de Graycastle et l’Église ayant entraîné la diminution de la demande en amulettes, habituellement utilisées pour soutenir la foi. De ce fait, non seulement le marchand n’avait fait aucun bénéfice mais il avait subi une perte d’environ vingt pourcents.
Néanmoins, il espérait pouvoir encore gagner quelque chose en vendant des fourrures, dont le prix augmentait à mesure que les tensions entre l’Église et le Roi s’intensifiaient. Lui qui visitait fréquemment la Nouvelle Cité Sainte et connaissait la puissance de l’Église était fermement persuadé que l’institution l’emporterait. En effet, même le meilleur chevalier du Royaume n’était pas certain de pouvoir rivaliser avec un Guerrier du Châtiment Divin soumis à un entraînement des plus intensifs.
Cependant, à son grand désarroi, l’Église avait été vaincue, lamentablement vaincue. Ses affaires ne marchaient plus, en dépit d’une réduction de prix de trente pourcents. Il fallut que le chaos s’établisse dans la Cité Sainte et que son entrepôt soit pillé pour que Tanguy comprenne enfin que le bastion de l’Église n’était plus un endroit sûr.
En fait, le marchand était inquiet depuis qu’il avait appris l’effondrement de la cathédrale. Mais comme il ne voulait pas renoncer à une activité en plein développement à laquelle il avait consacré tant d’années de labeur, il espérait avoir encore une chance. Malheureusement, l’arrivée des soldats du Royaume de l’Aube au pied du Mont Hermès fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. De toutes évidence, ces hommes étaient là pour s’accaparer les richesses accumulées par l’Église durant des siècles. Ils étaient si avides que si Tanguy demeurait plus longtemps dans la région, non contents de lui voler ses fourrures, ils finiraient par le tuer.
Après avoir trouvé le courage de prendre cette déchirante décision, Tanguy fit route vers le sud en compagnie de nombreux autres marchands. Après quelques jours de voyage semé d’embûches, ils arrivèrent enfin à Graycastle. Les soldats postés à la frontière les traitèrent loyalement et, après leur avoir posé quelques questions simples, les conduisirent dans un camp réservé aux réfugiés. On leur expliqua ensuite que des navires envoyés par le Duc de la Région du Nord allaient venir les chercher dans deux jours pour les ramener en ville.
Même si sa vie professionnelle avait été réduite à néant, Tanguy était beaucoup plus chanceux que son rival Socas, surnommé “Grippe-Sou”, décédé en cours de route. Il était vivant et possédait encore un logement à la Cité de la Nuit Éternelle où l’attendaient sa femme et ses enfants. À cette pensée, Tanguy se sentit beaucoup mieux : ses malheurs étaient enfin terminés.
Mais son soulagement fut de courte durée. En effet, deux soldats du Roi vinrent le trouver et l’emmenèrent hors du camp. Il tenta de les soudoyer avec quelques Royals d’argent dans l’espoir d’obtenir des informations mais en vain.
« Auraient-ils l’intention de profiter de ce que je suis totalement démuni pour me dépouiller de tout mon argent ? » Pensa-t-il en serrant sa bourse sur sa poitrine.
C’était là tout ce qui lui restait. S’il venait à la perdre, il n’aurait plus rien pour vivre.
Mais d’un autre côté, il était terrifié à l’idée de refuser la demande de ces soldats, ne se sentant pas assez fort pour s’opposer à la puissante armée qui avait décimé l’Église. Si ces tueurs se mettaient en colère, il connaîtrait une fin des plus terribles.
« Pourquoi faut-il que la malchance tombe sur moi ? » gémit-il intérieurement tout en marchant. « Pourquoi n’ont-ils pas pris quelqu’un d’autre ? Les dieux m’auraient-ils maudit pour m’être débarrassé de toutes mes amulettes et sculptures invendues dans le fossé ? »
Abattu, tout à ses lamentations, il lui fallut quelques secondes pour réaliser que le commandant adjoint venait de lui poser une question.
– « Euh… le sentier ? »
Loin de se mettre en colère, le militaire reposa patiemment sa question.
– « Un de mes soldats m’a dit que vous connaissez un sentier qui nous permettrait de contourner la Nouvelle Cité Sainte pour atteindre directement le pied du Mont Hermès. Est-ce vrai ? »
– « Souvenez-vous, vous m’en avez parlé », intervint un soldat. « Vous m’avez dit que certains marchands utilisaient souvent ce sentier pour faire passer clandestinement des biens de grande valeur. Il vous est même arrivé de le faire vous aussi. »
« Mais alors… ils n’en veulent pas à mon argent ? » Tanguy jeta un coup d’œil à l’homme qui venait de parler et reconnut le jeune soldat qu’il avait rencontré en chemin. Si ses souvenirs étaient bons, il se prénommait Nail. Comme il semblait plutôt sympathique, le marchand avait eu une petite conversation avec lui et même tenté de l’impressionner en lui révélant qu’il avait utilisé ce sentier pour éviter les taxes sur les ventes imposées par l’Église. Mais jamais il n’aurait imaginé que cela lui causerait de tels ennuis!
Il était désormais trop tard pour les regrets.
– « Ce chemin existe effectivement », répondit-il à contrecœur. « Les gens d’ici l’appellent l’Échelle des Nuages. Mais il faut savoir qu’il n’est accessible qu’après la fonte des neiges et on ne peut l’emprunter par temps de pluie ou de brouillard. Il parait que ce sentier a plusieurs bifurcations, mais je ne connais que celle qui mène au Royaume de l’Aube. »
– « Très bien », acquiesça le commandant. « Vous allez montrer ce chemin à mes hommes et s’ils réussissent à atteindre le pied du Mont Hermès, je vous récompenserai pour vos services. »
– « Pitié, monsieur! » S’écria Tanguy en tombant à genoux. « Je ne veux pas de récompense. Tout ce qui m’importe est de rentrer chez moi au plus vite. »
– « Hélas, ce n’est pas possible dans l’immédiat », répondit le militaire. « Afin d’éviter tout incident, nous allons devoir vous garder quelques jours. Nous avons encore besoin de vous. »
À ces mots, le commerçant sentit un frisson lui parcourir la colonne vertébrale.
– « Mais…mais monsieur… » Avant même que Tanguy n’ait pu terminer sa phrase, le commandant lui lança cinq Royals d’or.
– « Voici une avance. Vous toucherez la même somme une fois la mission terminée », coupa le soldat. « Je pense que vous avez une idée de ce que dix Royals d’or peuvent vous permettre d’acheter dans la plupart des régions de Graycastle. »
Tanguy sentit sa gorge se nouer. Dix Royals d’or! C’était le prix d’une vie! Après toutes ses années de labeur, ses économies se montaient en tout et pour tout à un peu plus de trente Royals d’or. De toute évidence, le commandant savait qu’il avait besoin d’argent et il ne pouvait pas refuser.
– « Avez-vous réellement l’intention de me laisser partir ? » Demanda Tanguy, bien qu’il connaisse déjà la réponse.
– « Bien sûr! Si vous faites bien votre travail de guide, je vous promets de vous faire escorter jusqu’à la Cité de la Nuit Éternelle. »
Un peu inquiet, Tanguy quitta le camp et réalisa que les deux soldats qui allaient l’accompagner n’étaient autres que Nail et un ancien combattant.
– « Vous m’avez bien eu », dit-il en souriant sèchement. Mais à voir le regard des deux soldats, il comprit aussitôt qu’il s’agissait d’une simple coïncidence et non d’une conspiration.
– « Vous croyez ? » Nail fronça les sourcils : « Dix Royals d’or, c’est plutôt une belle somme et si vous êtes de bonne foi, vous n’avez rien à craindre. Vous ne courez aucun danger. »
– « Rassurez-vous, notre commandant est un homme de parole. S’il vous a dit que vous pourriez partir, vous pouvez lui faire confiance », ajouta le vieux soldat. « Dix Royals d’or pour nous montrer le chemin ? À votre place, j’aurais été ravi! »
– « Monsieur, vous êtes… »
– « Appelez-moi simplement Oncle Sam et ne faites pas tant de cérémonie avec moi. Si vraiment vous y tenez, réservez cela pour Nail, mon supérieur et chef d’unité. »
– « Vrai… vraiment ? » S’exclama Tanguy, visiblement un peu gêné d’avoir cru que ce jeune homme n’était qu’un simple soldat.
– « Nail suffira », dit l’intéressé en agitant la main d’un air désinvolte.
– « L’un de vous peut-il me dire en quoi consiste exactement la mission à laquelle votre commandant faisait allusion ? »
– « Nous devons contourner le plateau Hermès et intercepter l’armée du Royaume de l’Aube dans la Vieille Cité Sainte. »
– « Chef! » S’exclama Oncle Sam.
– « Soyez tranquille, durant les jours à venir, il ne nous quittera pas d’une semelle. Si nous lui expliquons certaines choses, il ne tirera pas de conclusions hâtives et cela facilitera notre mission. Par ailleurs, si jamais je le surprends à comploter quoi que ce soit, je n’hésiterai pas à l’abattre. »
À ces mots, Tanguy frissonna. Mais c’était surtout ce que Nail avait dit précédemment qui avait retenu son attention. Cela semblait inconcevable.
– « Intercepter les troupes du Royaume de l’Aube ? » S’exclama-t-il, les yeux écarquillés. « Mais c’est impossible! Le sentier est à peine assez large pour deux hommes et certains endroits se sont effondrés. Un seul faux pas et c’est le précipice! Même en marchant de l’aube au coucher du soleil, vous ne pourrez jamais transporter plus de cent personnes en l’espace d’une semaine. Comment comptez-vous affronter ces chevaliers ? L’Église viendra probablement vous attaquer par derrière. »
– « Nous ne nous battons pas seuls », répondit calmement Nail. « Les renforts envoyés par Sa Majesté ne vont pas tarder à arriver à la Crête du Vent Glacé. Vous aurez ainsi l’occasion de voir comment se bat la Première Armée. »