Roland se tut.
Phyllis avait raison. Ces sensations étaient si naturelles à ses yeux qu’il les considérait presque comme des éléments inhérents au monde et voyait ce rêve étrange et incomplet comme un univers fictif créé par son imagination. Mais pour elle, ce monde idéal était une lumière au bout du tunnel. Quels que soient les obstacles, elle ferait l’impossible pour l’atteindre.
Si son intrusion était en réalité accidentelle et ne devait pas se reproduire, la sorcière perdrait quelque chose qui dépassait l’imagination de Roland. Mais si, dans ce monde onirique depuis longtemps oublié, elle ne devait ressentir que la douleur, ce serait vraiment cruel.
Avec un soupir, Roland prit la main de Phyllis :
– « Je vois », dit-il. « Nous ferons donc l’expérience dans la soirée. »
Une nuit complète équivalant à environ deux jours dans le Monde des Rêves, s’il y restait jusqu’au soir, cela ne lui prendrait que quelques heures de sommeil, ce qui ne devrait pas lui poser de problème. En revanche, ce délai supplémentaire permettrait à la sorcière d’explorer plus en profondeur ce nouvel univers.
Phyllis posa la main sur son cœur et salua à la manière des supérieures de l’Association :
– « Merci, Votre Majesté », dit-elle. « Je comprends à présent pourquoi l’Association des Sorcières vous soutient pleinement. »
Roland était sur le point de répondre lorsque soudain, on frappa à la porte de sa chambre :
– « J’ai fait du thé », dit Cléo. « En voulez-vous ? »
« Bon sang! À quoi joue-t-elle ? » Se demanda Roland.
En effet, d’habitude, lorsque l’adolescente était en colère, elle disparaissait durant des heures. Il ne lui serait jamais venu à l’idée de faire bouillir de l’eau pour le thé.
Les sourcils froncés, il ouvrit la porte : Cléo se tenait là, les mains vides. Elle lui lança un regard noir, passa la tête par l’entrebâillement et jeta sur Phyllis un regard à la fois critique et méfiant.
– « Ne m’aviez-vous pas proposé du thé ? »
– « Il est au salon, servez-vous! » Grommela la jeune fille. « À propos, cessez donc ces bruits étranges », ajouta-t-elle. « Vous me perturbez dans mes devoirs! »
Sur ce, elle s’éloigna.
« Hmm… c’était donc ça! »
Roland secoua la tête. Décidément, les jeunes de cette époque étaient bien plus avertis qu’il ne l’aurait pensé. À sa place, il aurait simplement demandé si tout allait bien et s’il fallait appeler l’hôpital, mais jamais il ne se serait fait pareilles idées.
Il referma la porte et haussa les épaules :
– « Ne faites pas attention », dit-il. « C’est ainsi que sont les adolescents nés au XXI ème siècle. Les temps changent. »
– « Au XXI siècle ? » S’exclama Phyllis, confuse. « Mais qui est-elle donc pour vous ? »
– « Une simple colocataire », répondit Roland sans donner plus de détails, se contentant d’éluder ses questions.
Lorsqu’un jour, il lui avait raconté avoir mené contre le Pape une Bataille des Âmes, il s’était bien gardé de lui dire que celle-ci était en fait la Purifiée qui lui apparaissait sous les traits de cette jeune fille.
Cléo vivant désormais dans le Monde des Rêves, il ne jugea pas nécessaire d’établir un lien avec sa vie passée. C’était de l’histoire ancienne.
– « Je vois », répondit la sorcière en se mordant la lèvre. « Continuez, s’il vous plaît. Dorénavant, je m’efforcerai de rester silencieuse. »
Roland porta la main à son front, à la fois amusé et agacé.
« Serait-elle accro à la douleur, à présent ? » Se demanda-t-il. « Il y a tant de manière de prendre plaisir en ce monde! Pourquoi s’en tenir à cette seule sensation ? »
Il s’éclaircit la gorge :
– « Puisque vous êtes dans le Monde des Rêves, permettez-moi de vous le faire visiter. »
– « Puis-je sortir …comme je suis ? » Demanda Phyllis, surprise. « Apparemment, cet endroit est très différent de la Cité Sans Hiver. Si jamais quelqu’un me remarque, ne risquez-vous pas d’avoir des ennuis ? »
De toute évidence, le changements radical d’environnement ne lui avait pas échappé, cependant, elle restait persuadée que, tout comme dans les Quatre Royaumes, les gens de ce monde rejetaient les sorcières. Dans son esprit, les personnes quelque peu différentes seraient toujours sujettes à la discrimination ou à la persécution.
– « Comme je vous l’ai dit, c’est un tout autre monde. En tant que sorcière, vous pourriez devenir célèbre et votre différence vous attirera l’admiration de bon nombre de gens, à condition, bien sûr, que vous n’enfreignez pas les lois. »
– « Vraiment ? » Dit Phyllis qui, aussitôt, s’anima : « Il y a bien des tavernes et des auberges ici aussi, n’est-ce pas ? »
Roland eut un sourire :
– « Parce que vous souhaiteriez goûter à la nourriture et aux boissons ? Il y en a plus ici que vous ne sauriez l’imaginer. »
« Son plan était-il de demeurer ici à ressentir en permanence la douleur ? » Se demandait-il.
À force de toucher une femme aussi jolie et gracieuse, que Roland trouvait particulièrement attirante, il avait l’impression que s’il avait franchi le pas, il lui aurait été impossible de faire machine arrière.
Il l’avait échappé belle!
– « À propos, maintenant que vous avez recouvré votre véritable corps, pouvez-vous toujours utiliser votre pouvoir magique ? »
– « J’avais presque oublié! » S’exclama Phyllis à voix basse. « Je vais essayer. »
Elle ferma les yeux, retint son souffle et attendit un moment, mais rien ne se produisit.
– « Un souci ? » Demanda-t-il.
– « Non… Je ressens le cyclone magique, mais comme je ne l’ai pas utilisé depuis un moment, il est un peu rouillé », répondit Phyllis, quelque peu embarrassée. « Attendez! Je crois qu’il fonctionne! »
Elle n’avait pas terminé sa phrase que deux griffes noires et décharnées se mirent à pousser sur son dos et s’étendirent jusqu’à ses épaules. Au premier coup d’œil, on aurait dit des mains diaboliques ou encore des ailes squelettiques.
Roland se caressa le menton :
– « Ce sont… »
– « Je les appelle des Griffes Tranchantes », expliqua la sorcière. « Elles sont rétractables, extensibles aussi loin que mon pouvoir le permet et beaucoup plus coupante que de la ferronnerie ordinaire. Lors de mon combat contre l’Armée des Diables, elles m’ont protégées des attaques par l’arrière et m’ont été très utiles pour défier les puissants Diables Supérieurs. »
– « Vous étiez donc une sorcière de combat ? »
– « Tout à fait », répondit Phyllis. « À l’époque de Taquila, j’étais le garde personnel des Trois chefs. » Sur ce, elle marqua une pause avant d’ajouter : « Ceci dit, quelque chose m’échappe. Comment se fait-il que le pouvoir magique soit également présent dans votre Monde des Rêves alors que, d’après la Société de Recherches, il proviendrait de la Lune Sanglante ? »
– « Bien que mon imagination ait créé ce monde, il a sans doute quelque chose à voir avec la Lune Sanglante, même si je n’ai pas encore compris. Je vous en parlerai lorsque nous serons sortis car si nous devons faire ce soir notre expérience, il vaudrait mieux que nous partions immédiatement plutôt que de perdre notre temps ici. »
– « Entendu, Votre Majesté! » Répondit Phyllis avec enthousiasme.
Comme c’était samedi, Roland trouva préférable d’emmener Cléo, sans quoi l’adolescente risquait de lui en vouloir pour un bon moment.
– « Ah J’oubliais! Appelez-moi simplement Roland lorsque nous sommes dans le Monde des Rêves, car à cette époque, les rois n’existent plus. »
– « Bien … dans ce cas, veuillez excuser mes mauvaises manières. »
Il n’était pas vraiment certain qu’il s’agisse d’une illusion dans la mesure où la jeune femme lui portait un respect accru et visiblement sincère. Finalement, s’il parvenait à gagner le soutien d’une sorcière de Taquila, cette intrusion accidentelle ne serait pas une mauvaise chose.