C’était un long rêve, un rêve dont Loélia était consciente.
Au moment où l’Aigle à Quatre Ailes s’était posé sur elle, la douleur qui courait dans ses veines lui avait donné le sentiment que ses jambes fracturées avaient été passées sous la meule, où, malgré son peu de connaissances sur la culture du blé, elle savait que les membres de son clan transformaient les céréales achetées dans le nord.
Jusqu’à la fin de sa vie, elle pensait ne plus jamais pouvoir se relever, encore moins combattre.
Et voilà qu’elle se tenait debout!
Ce ne pouvait être qu’un rêve, car il n’y a que dans un rêve que l’on peut défaire ce qui a été fait.
Loélia prit une profonde inspiration et regarda la route sablonneuse qui partait de ses pieds et s’étendait à perte de vue. Tandis qu’elle marchait, elle croisait de temps à autres l’un des adversaires qu’elle avait autrefois vaincu. Ceux-ci passaient devant elle sans la moindre lueur moqueuse dans le regard et disparaissaient au loin dans l’immense étendue de sable.
Le premier fut un ver des sables, trophée de sa première chasse alors qu’elle n’avait que douze ans.
Lorsqu’il se déplaçait dans le sable, laissant derrière lui une traînée visible, ce ver était particulièrement vulnérable mais s’il se cachait et rodait en silence, il était très difficile au chasseur de le repérer. Mais cela ne déroutait pas pour autant le Peuple des Sables qui, plus que toute autre créature du désert, était passé maître dans l’art de la tromperie. Déguisée en buisson, Loélia avait attendu que le ver s’approche et le moment venu, enfoncé sa pique dans le sable, perforant du même coup le corps de la créature qui se trouvait cachée dessous.
Son excellente performance, indéniable au regard du Peuple des Sables, surpassait celles de ses frères et sœurs et c’est depuis cette chasse qu’elle avait appris à trouver de la joie dans le la confrontation et le combat.
Le ver s’approcha d’elle doucement, tel un serpent sur le sable. Durant un instant, Loélia crut qu’il allait lui cracher son venin au visage et le déformer, mais rien de tout cela ne se produisit. Le ver poursuivit tranquillement son chemin.
Arrivèrent ensuite un scorpion et un Loup du Désert, ses seconds et troisième adversaires.
Tandis que le scorpion continuait sa route, le Loup du Désert s’arrêta et, après un moment d’hésitation, s’approcha en remuant la queue. Il renifla ses pieds nus et calleux, se retourna et lui emboîta le pas.
La Princesse se souvint alors du cruel défi qui l’avait opposé au loup. Étant donné qu’il était beaucoup plus demandé aux femmes Mojin qui souhaitaient devenir des duellistes qualifiées qu’aux hommes, sitôt après avoir tué une multitude de vers des sables et de scorpions, elle s’était mise en quête d’une nouvelle proie et avait jeté son dévolu sur une meute de loups.
Mais les loups qui se déplaçaient en meute étaient plus effrayants qu’elle ne le pensait. Une tempête de sable survint et divisa les chasseurs. Tandis qu’elle s’apaisait, de nombreux loups apparurent à l’horizon.
Cernés, les chasseurs du Peuple des Sable se battirent vaillamment mais comme ils étaient inférieurs en nombre, ils tombèrent l’un après l’autre sous les griffes et les crocs qui les assaillaient de partout.
Alors que Loélia se croyait perdue, une douleur aigüe la prit et c’est alors qu’elle s’éveilla pour devenir une Dame Divine.
Elle était devenue une gigantesque Reine des Loups!
Debout sur le sable trempé de sang, elle baissa les yeux et regarda les loups. Tous ceux qui croisaient son regard se prosternèrent comme s’ils saluaient leur Dieu.
La route était devenue beaucoup plus spacieuse.
L’un après l’autre, les meilleurs combattants de son âge, qu’ils soient membres du clan ou guerrier ayant fait leurs preuves au combat, s’approchèrent pour disparaître aussitôt.
Loélia sentit son cœur se serrer : le rêve allait sans doute prendre fin sitôt qu’elle aurait croisé son dernier adversaire.
Il ne lui restait plus beaucoup de temps.
Elle aurait voulu ralentir …mais rien n’y fit.
C’est alors que la terre s’assombrit, comme si quelque chose de grand passait sur sa tête. La Princesse leva les yeux et aperçut l’Aigle à Quatre Ailes.
La fin était proche!
Avec un rugissement à faire trembler le sol, le Loup du Désert gonfla ses muscles et bondit vers la créature qui dominait le ciel.
Les deux bêtes se heurtèrent violemment, répandant partout du sang et des plumes. On aurait dit qu’elles voulaient achever le duel commencé sur la Terre de Feu.
Loélia retint son souffle et observa sa dernière bataille. Si elle progressait beaucoup plus rapidement que les gens ordinaires, c’était parce que son corps mémorisait avec précision chaque sensation éprouvée durant les combats. Si elle pouvait avoir la chance de combattre à nouveau cette créature, il ne faisait aucun doute qu’elle tiendrait plus longtemps et lui briserait la tête avant même que Cendres ne vienne lui prêter main forte.
Quel dommage que cette opportunité ne soit pas accessible!
Alors que la bataille atteignait son paroxysme, la Princesse voulu rejoindre le loup géant et se battre à ses côtés, mais elle ne sentait même plus ses pieds.
Réalisant que le moment était venu de se réveiller, la peur s’empara d’elle et tout son corps se mit à trembler.
Elle ne voulait passer sa vie handicapée et confinée sur un lit!
Elle voulait se lever, se battre à nouveau!
Cependant, elle se sentait de plus en plus prisonnière. Partie de ses jambes, cette sensation atteignait maintenant son coup. C’est à peine si elle pouvait encore déglutir.
Soudain, le Loup du Désert hurla de douleur : l’aigle venait de lui déchirer l’abdomen et ses intestins se déversaient. Il fit quelques pas en titubant, puis, ses dernières forces l’abandonnant, s’effondra devant Loélia. Jusqu’au dernier moment, il avait tenté de la protéger des coups de l’ennemi!
Les traces de coups qu’il portait sur le dos ressemblaient aux battements de son cœur.
– « Non! » Cria-t-elle.
Loélia ouvrit les yeux et se redressa : la route sablonneuse et les créatures avaient disparu.
Elle entendit la voix de sa servante :
– « Princesse! Vous… vous voici réveillée! »
– « Oui… », répondit-elle, encore désorientée. « Si je suis réveillée, c’est que le temps où je pouvais me tenir debout est… Une minute! »
Déconcertée, Loélia vit nettement la servante, fébrile, s’approcher de son lit et elle sentit le contact de la serviette sur sa peau tandis que celle-ci épongeait son corps en sueur. Elle regarda le toit de la tente, le couteau accroché au mur, le brasier… Tout lui parut incroyablement net.
Comment pouvait-elle, avec un seul œil, avoir une vision aussi claire ?
Instinctivement, elle toucha son œil gauche et s’aperçut avec surprise qu’il était intact.
Il en était de même pour ses bras et ses jambes. Elle ne ressentait plus aucune douleur!
Rejetant les couvertures, elle bondit de son lit et se tint fermement debout sur le sol.
Surprise, elle regarda sa servante qui restait stupéfaite devant son attitude.
– « Les gens du Nord sont revenus avec une nouvelle Dame Divine », tenta d’expliquer la femme de chambre. « C’est elle qui vous a guérie, sans même utiliser de remèdes. Un léger contact de ses mains a suffi. »
Elle se souvint alors des paroles de Cendres : « Il y a, à la Cité Sans Hiver, une sorcière appelée Naela, capable de guérir n’importe qui, même une personne dont tous les membres seraient brisés ou à laquelle il ne resterait plus qu’un souffle de vie. »
C’était donc vrai! Cendres n’avait pas dit cela uniquement pour la réconforter : il existait bien une sorcière dont le don relevait du miracle!
– « Où sont-ils à présent ? » Demanda Loélia en enfilant son manteau. « Je voudrais la remercier. »
– « Ils sont partis. »
– « Comment ? » S’exclama la Princesse en fronçant les sourcils. « Et Cendres ? »
– « Elle non plus n’est plus à Ironsand City. Le clan Osha est parti il y a deux jours pour le Territoire du Sud, emmenant avec lui le premier groupe de gens du Peuple des Sables. »
– « Est-elle… » La femme-loup se calma soudain : « Combien de temps suis-je restée inconsciente ? »
Intimidée, la servante leva d’abord trois doigts… avant d’en ajouter trois autres.
– « Six jours! Je n’ai jamais rêvé aussi longtemps! » Soupira Loélia. « S’est-il passé quelque chose à Ironsand City durant cette période ? »
– « Oui, le Clan de la Déferlante a annexé celui de la Rivière Noire et nous a lancé un défi », répondit la jeune femme, un peu déprimée. « Notre chef et Seigneur a refusé de le relever, préférant abandonner. Le clan du Feu Ravageur se retrouve donc à la troisième place. Nous n’allons pas pouvoir garder le Château de Pierre. »
– « Vraiment ? » S’exclama Loélia. « Il faut absolument que je voie mon père. »
– « Mais… Princesse! Attendez! Vous avez oublié votre capuchon et votre cape! » S’écria la servante en la suivant jusqu’à la porte, des vêtements à la main. « Depuis quelques temps, beaucoup de gens sont venus au château », ajouta-t-elle en baissant la voix. « Certains pour négocier, d’autres pour… »
– « Nous mettre dehors ? » Loélia toucha son oreille pointue et sourit : « Gardez-les, je n’en aurai plus besoin. »
– « Comment ? mais… »
Certes, tant qu’elle n’avait pas succédé au chef, son père lui avait recommandé de dissimuler son physique étrange et inhumain dans la mesure où un physique anormal, fut-il celui d’une Dame Divine, pouvait lui valoir l’exclusion et la méfiance. Mais depuis qu’elle avait fait ce rêve et parcouru la longue route sablonneuse, elle savait ce qu’elle voulait vraiment.
Un monstre ? Elle ?
Son apparence mi- humaine mi- animale ne l’avait pas empêchée de se battre!
Pour toute réponse, Loélia fit un geste de la main et, sans un mot, prit le chemin du dernier étage.