Comme Ayesha l’avait prévu, durant l’après-midi, on n’entendit guère les rugissements insouciants de Magie.  

Lorsqu’une sorcière était engagée dans un combat, son esprit, particulièrement tendu, consommait non seulement son pouvoir magique mais également sa force physique. L’entraînement au combat au sein de l’Union était donc axé sur les points clés requis pour que la sorcière puisse se détendre mentalement et récupérer physiquement. En effet, lorsque les Diables étaient venus les envahir, elles n’avaient survécu aux combats qu’en se relayant et en travaillant de manière sensée.  

Aussi, pendant que Phyllis exhortait et attirait les bêtes démoniaques, Ayesha en profita pour se reposer… Le midi, elles firent une courte pause et mangèrent à la hâte leur nourriture sèche accompagnée de neige. Lorsqu’ Ayesha eut réussi à geler trois ou quatre bêtes, elle transforma la neige en une piste glacée afin de faire glisser leurs prisonnières jusqu’aux remparts de la ville.  

Comme le ciel s’assombrissait, Chloris les informa que la compétition était terminée.

En revenant à la ligne de départ, elles furent surprises de découvrir des dizaines de bêtes démoniaques piégées dans les cages, dont environ une trentaine d’hybrides. Le plus imposant était un ours-loup presqu’aussi haut que le mur et dont les membres avaient l’épaisseur de piliers de pierre. Il était si fort que même un Guerrier du Châtiment Divin ou encore un Diable volant n’auraient pu le vaincre.

« Quelle équipe a bien pu attraper celle-ci ? »

Même si, en apparence, Phyllis semblait impassible, elle se sentit envahie par un sentiment d’échec. Elles avaient fait de leur mieux, convaincues que leurs vingt-deux bêtes démoniaques de petite et moyenne taille représentaient un score suffisamment élevé pour leur permettre de se démarquer. Mais apparemment, c’était peut-être elles qui avaient obtenus les moins bons résultats.  

Comment les deux autres équipes s’y étaient-elles prises pour attraper autant de bêtes démoniaques ?

Wendy s’avança vers elles, soulagée de constater que toutes étaient saines et sauves.

– « Vous avez bien travaillé », dit-elle avant de sortir son carnet pour annoncer les résultats :  

« La Cité Sans Hiver :  sept points. Bien joué. »

« Comment ? Sept points ? » Pensa Phyllis, stupéfaite. « La Cité Sans Hiver n’est-elle pas la grande gagnante ? Les deux sorcières de l’Île Dormante auraient capturé à elles seules les quatre-vingt autres bêtes ? »

– « Tout est la faute de Maggie », dit Foudre en portant la main à son front. « Si, à mi-parcours, elle n’était pas partie voler des œufs dans un nid de faucon, passant deux heures à les rôtir, nous en aurions attrapé un peu plus. »

– « Mais c’est vous qui m’avez laissée y aller, Goo… » Se plaignit le pigeon perché sur la tête de la jeune fille.  « Vous avez mangé plus d’œufs que moi, en plus vous vouliez des Becs d’Oiseau, affirmant que les œufs auraient meilleur goût avec des champignons, Goo… »

– « C’est sans importance, à partir du moment où vous êtes toutes rentrées saines et sauves.

Pour l’Île dormante : quinze points », poursuivit Wendy. « Cendres, vous êtes une vraie combattante! »

– « Elle n’a fait que courir rapporter les proies », rétorqua Andrea. « C’est moi qui ai assommé toutes ces bêtes. Dommage que nous en ayons rencontré si peu! De plus, elle ne courait pas assez vite. »  

Cendres lui lança un regard acerbe :

– « Essayez donc de faire quinze allers-retours dans la neige pour transporter ces sangliers démoniaques! »

– « Les barbares musclés conviennent mieux à ce type de travail. »

– « En tout cas, ils valent mieux qu’une personne délicate et fragile! »

– « Vous… »

Wendy se racla la gorge, mettant fin au conflit naissant :

– « Enfin, l’équipe de Taquila totalise vingt-deux points! Félicitations, la récompense, un mois de Boissons du Chaos, est à vous! »

– « Elles en ont, de la chance! » Dit Andrea à contrecœur.

– « Moi aussi je veux en boire… » Dit Maggie en lançant à Ayesha un regard impatient.

Phyllis, pour sa part, était interloquée :

– « Mais je vois ici des centaines de cages contenant des bêtes démoniaques… »

– « C’est Chloris qui les a attrapées en chemin », répondit Wendy.

En entendant la réponse de la responsable de l’Association, toutes tournèrent les yeux vers la sorcière aux cheveux verts qui se tenait non loin d’elles.

Chloris porta la main à sa nuque, gênée :

– « Comme je craignais que les bêtes démoniaques soient trop nombreuses dans le secteur de chasse, j’ai installé un piège de 3 000 pieds de rayon tout autour avec quelques passages spécifiques permettant à certaines bêtes d’entrer. Puis, voyant que les créatures étaient piégées dans mes plantes rampantes, je me suis dit que je n’avais qu’à les traîner jusqu’à la lisière de la forêt. Sa Majesté aurait ainsi davantage de cibles. »

Le silence se fit.

À elle seule, Chloris avait attrapé plus de bêtes que les trois équipes réunies. Et ce toute en surveillant le concours!  Qui aurait cru qu’une sorcière de combat aussi puissante se cachait parmi les supérieures de l’Association des Sorcières!

Même une Transcendante n’aurait pu attraper autant de bêtes démoniaques en une journée.

« Pourquoi ai-je cet inexplicable sentiment de déprime et d’accablement ? » Se demanda Phyllis.   

Soudain, elle réalisa que gagner la compétition n’était pas le plus important.

Le lendemain, la Cité Sans Hiver acheva les préparatifs requis pour la démonstration de tir au canon.  

Lorsque Roland arriva à la section ouest des remparts, deux mille citoyens qui avaient achetés leurs billets étaient assis sur le mur, attendant impatiemment que l’exercice commence. Selon Edith, 80% étaient d’anciens résidents de Border Town. De toute évidence, le fait de dépenser deux Royals d’argent pour participer à une activité organisée par le Roi ne représentait plus un fardeau financier pour les habitants.

Les conditions météorologiques semblaient s’être mises de la partie. Les fortes chutes de neige qui avaient duré toute la nuit s’étaient arrêtées à l’aube, tandis que le vent du nord lui-même se calmait. Le vaste champ à l’ouest des remparts semblait recouvert d’un tapis blanc argenté, la neige ayant effacée les traces laissées par les bêtes démoniaques ainsi que celles des sillons qui avaient été creusés.

Le fait de savoir que les cibles seraient des bêtes démoniaques avait sans aucun doute attiré l’attention du public. Les nombreuses créatures étaient divisées en trois rangées, chacune alignée sur l’une des trois distances de tir : 1 000, 1 600 et 3 300 pieds. Les bêtes démoniaques hybrides les plus brutales étaient positionnées sur les rangs les plus proches des participants. Nul doute que le fait de voir ces puissants monstres transformés en chair à canon leur causerait un plaisir sans pareil. Une douce revanche pour les habitants de la Cité Sans Hiver qui avaient tant souffert durant les Mois des Démons.

Les plus petites devant servir de cible à la poudre à canon enfouie dans le sol, étaient trop loin pour qu’on puisse apercevoir les détails et n’étaient là que pour le spectacle. Mais selon Roland, elles étaient plus nombreuses. Dans la dernière rangée, les cages contenant les bêtes démoniaques, alignées sur une longueur de trois cent trente pieds, attendaient le spectaculaire incendie.

Hache-de-Fer grimpa sur le mur et annonça d’une voix forte :

« Votre Majesté, le bataillon d’artillerie de la Première Armée est prêt. »

Roland exhala un souffle blanc et se tourna vers Écho qui se tenait près de lui :

– « Jouez la Marche Militaire de Parade. »

– « Bien, Votre Majesté. »

Tandis que le pouvoir magique se propageait des doigts d’Écho, une musique puissante et familière retentit aussitôt sur le mur. Même si Roland connaissait cette chanson que l’on passait sans cesse durant les journées sportives de l’école, il ne put empêcher son cœur de tressaillir en entendant cette mélodie résonner dans l’air de la Cité Sans Hiver. On aurait dit que celle-ci avait le pouvoir de le soutenir, de sorte qu’il ne put s’empêcher de se lever à l’arrivée des soldats pour les saluer.  

L’assistance, qui jusqu’ici bavardait, fit silence et se tourna vers la longue rue qui longeait les remparts. Des soldats en uniformes s’avançait, bien alignés, jusqu’à leurs postes respectifs.  

Roland se remémora la première fois qu’il avait vécu les Mois des démons, deux ans auparavant, alors que la ville n’était pas plus grande que sa paume. Des gens à peine formés avaient dû affronter les bêtes démoniaques armés de piques et de lances sur un mur fait de terre et de gravats.  À cette époque, un hybride démoniaque commun suffisait à mettre la Milice en émoi. Mais à présent, les soldats restaient calmes et posés face à un défi de niveau supérieur. Les bêtes démoniaques, apparemment puissantes, étaient devenues des cibles susceptibles de leur permettre de démontrer la puissance de la Cité Sans Hiver. Ce contraste évident enthousiasmait Roland.

Tandis que les soldats gravissaient les pentes douces qui menaient sur le mur, la foule, euphorique, se mit à applaudir. On aurait dit que les acclamations n’allaient jamais cesser. Nul besoin d’un discours car, de toute évidence, le public attendait avec impatience le rugissement mélodieux de l’artillerie.

– « Que la démonstration commence! » Annonça Roland d’une voix forte.