« Son explication semble se tenir », pensa Roland.
En effet Cendres avait un jour expliqué que les Guerriers du Châtiment Divin ne différaient des Extraordinaires ni par leur puissance ni par leur réactivité, mais par la sagesse. Si l’un d’entre eux possédait l’esprit d’une sorcière et était immortel, il atteindrait au fil des ans une expérience de combat d’un niveau effroyable et serait encore plus puissant qu’une Extraordinaire.
Si, à la Crête du Vent Glacé, il avait dû affronter cette version achevée des Guerriers du Châtiment Divin, l’issue n’aurait sans doute pas été la même. Il aurait suffi à l’Église de diviser son armée en plusieurs escadrons pour pouvoir infiltrer la base du Royaume de Graycastle. Ces troupes auraient alors lancé les combats par le biais d’un harcèlement généralisé et il n’aurait pas été en mesure d’y faire face.
De toute évidence, la longue adaptation n’était pas le principal problème. Pour que les âmes puissent continuer à migrer, il semblait naturel de préserver ces puissants vétérans.
Une question se posait encore : Combien de Guerriers du Châtiment Divin Alice avait-elle préservés avant l’apparition de la Lune Sanglante ? Ces puissantes enveloppes étant beaucoup plus résistantes que celles des personnes normales, elles ne commençaient pas à vieillir avant l’âge de cent ans. En admettant que la cérémonie d’incarnation ait lieu dans leur vingtième année, le corps pourrait être utilisé durant sept ou huit décennies. En mettant de côté le taux d’échec de la transformation et du transfert de l’âme, une sorcière ne pouvait créer que deux enveloppes, ce qui limitait inévitablement le nombre de troupes. Si l’objectif était de créer une armée composée de milliers d’escadrons de Guerriers du Châtiment Divin, il aurait fallu sacrifier un nombre effroyable de sorcières!
Il posa donc la question à Phyllis qui se mordit la lèvre et répondit :
– « Toutes »
– « Pardon ?! » S’exclama Roland, si surpris qu’il croyait avoir mal entendu.
– « Outre les Transcendantes, elle envisageait de faire de toutes les sorcières des Guerriers du Châtiment Divin afin de parer à la fin de l’humanité », précisa-t-elle.
– « Un instant! Comment comptait-elle s’y prendre ? Pour maîtriser les Diables Supérieurs, il aurait fallu être un Guerrier du Châtiment Divin très bien entraîné. Pour obtenir de tels soldats, ne fallait-il pas réserver de nombreuses enveloppes pour procéder au transfert des âmes ? »
– « Si, mais il existait un autre moyen de préserver l’âme, qui consistait à la transférer d’abord dans un autre réceptacle. »
– « Un autre réceptacle ? »
– « Nous appelons cela l’hibernation », expliqua Phyllis à Roland, qui, à ces mots, frissonna. « Durant son sommeil, la personne n’avait pas besoin de consommer quoi que ce soit et ne ressentait rien. Comment pensez-vous que nous avons pu survivre à cette période difficile ? Suite à notre rupture avec la Cité des Météores, nous n’avions plus d’enveloppes de Guerriers du Châtiment Divin disponibles, aussi n’avons-nous survécu que grâce à l’hibernation, à l’exception bien sûr de certaines sorcières, telles Dame Pasha. »
– « Que s’est-il passé pour elle ? »
– « Vous comprendrez lorsque vous la verrez », répondit Phyllis sans entrer dans les détails. « Pour résumer, Dame Alice avait l’intention de créer et de former des Guerriers du Châtiment Divin sophistiqués en un siècle, puis de laisser les âmes en hibernation afin de réduire la consommation des enveloppes. En conséquence, la Cité des Météores aurait pu continuer de créer continuellement des guerriers et, à l’arrivée de la Lune Sanglante, toutes les âmes en sommeil auraient été réveillées. Le nombre de Guerriers du Châtiment Divin aurait largement dépassé les limites de la communauté des sorcières. »
Ce qui signifiait que chaque sorcière encore en vie à la veille de la bataille serait transformée.
Wendy, Sylvie et Chloris avaient perdu toute couleur. Quant à Rossignol, même si Roland ne pouvait pas la voir, il devinait sans peine son air sombre.
– « Et Alice ? Comptait-elle prendre part elle-aussi au transfert des âmes ? »
– « Non », soupira Phyllis. « Je l’ai appris par la suite de Dame Pasha. Ni la Reine de la Cité des Météores ni ses partisanes n’envisageaient de prolonger leur vie. Elles voulaient consacrer le reste de leur existence à la refonte du nouvel ordre et s’assurer que le projet concernant l’Armée du Châtiment Divin ne dévierait pas de la voie prévue. Il fallait qu’elle soit Transcendante pour avoir la force et le prestige requis pour gouverner l’Union, et seuls ses cheveux d’un roux flamboyant symbolisaient l’éternel courage de la Cité des Météores. »
À ces mots, on pouvait voir dans ses yeux une lueur extrêmement complexe, où se mêlaient la crainte, la tristesse et le respect.
Roland avait vaguement compris ses intentions. Même s’il ne partageait pas ses idées, il était stupéfait par l’état d’esprit d’Alice. La Reine de la Cité des Météores était prête à payer n’importe quel prix pour venir à bout des Diables et permettre à la communauté des sorcières de survivre. Elle allait de l’avant, et ce sans hésiter. S’il l’avait eue pour adversaire, elle aurait certes, mérité son respect.
Les lacunes des documents historiques venaient enfin d’être comblées. La version aboutie des Guerriers du Châtiment Divin étant sans doute trop cruelle, la scission était devenue inévitable après la découverte dans les ruines de quelque chose susceptible de prouver que ce projet n’était désormais plus l’unique solution viable de lutter contre les Diables. Une fois l’Union scindée, elle avait subi une défaite sévère. Les sorcières de la Cité des Météores avaient alors fondé l’Église et à la mort d’Alice, avaient progressivement dévié de la route initialement tracée par la Reine.
– « Le réceptacle, le Transfert des Âmes et l’Élue ont-ils tous quelque chose à voir avec ce que vous avez trouvé dans les ruines ? » Demanda-t-il.
Phyllis rassembla ses esprits et répondit :
– « D’une certaine manière, oui. »
– « Vous ne pouvez vraiment pas m’en dire davantage ? »
– « C’est une décision que seule Dame Pasha est habilitée à prendre. »
– « Comment l’Élue serait-elle en mesure de vaincre les Diables ? » Roland fronça les sourcils : « Comment voulez-vous que j’accepte de travailler avec vous si je ne sais rien ? »
– « Quant à cela, je n’ai aucune certitude. C’est Céline qui est responsable des recherches concernant l’Instrument de la Rétribution Divine », répondit-elle calmement. « Il serait peut-être préférable de poursuivre cette conversation lorsque nous aurons identifié l’Élue, ce qui ne fera courir aucun danger aux sorcières de la Cité Sans Hiver. Jamais Taquila ne fera de mal à ses semblables pour combattre des Diables. Si c’était le cas, nous n’aurions jamais suivi Dame Natalya jusqu’au bout. »
– « Que voulez-vous que nous fassions ?»
– « C’est très simple. Il suffit que chaque membre de l’Association fasse une démonstration de sa capacité », répondit Phyllis en lui montrant sa bague : « Grâce à cela, je vais pouvoir identifier l’Élue. »
Rossignol lui ayant déjà expliqué que la Pierre Magique était en mesure de refléter un étrange faisceau de lumière, Roland réfléchit un moment :
– « Lorsque vous saurez qui est l’Élue, Pasha pourra-t-elle venir immédiatement à la Cité Sans Hiver ? »
– « Il lui est malheureusement impossible de quitter le labyrinthe, mais elle vous parlera directement… par des moyens magiques », répondit Phyllis. « Cependant, pour qu’elle puisse me localiser instantanément, il faut que je brise cette Pierre à Cinq Couleurs, c’est pourquoi je ne pourrai l’appeler qu’après avoir trouvé l’Élue. »
– « J’ai compris », acquiesça Roland. « Venez cet après-midi dans les jardins du château. Vous y rencontrerez toutes les sorcières de la Cité Sans Hiver. »
Le fait d’avoir obtenu son approbation rassura Phyllis, qui, portant la main sur son cœur, s’inclina à nouveau :
– « Je vous remercie pour votre engagement. Lorsque nous aurons triomphé des Diables, votre nom sera vénéré comme celui de Taquila. »
Mais Roland n’avait que faire de voir son nom circuler durant des années. S’il avait accepté sa requête, c’était parce que lui-même était curieux de savoir qui était l’Élue et de découvrir ce qui se cachait dans les ruines, mais également en raison de la confiance qu’Ayesha lui vouait. Si elle voulait aider ces survivantes, il n’y voyait aucun inconvénient.