N° 76 ferma la porte pour atténuer les bruits provenant de la salle de la taverne et revint s’asseoir en face d’Ayesha.
Certes, elle était plus facilement exposée en s’éloignant des sorcières de Wolfheart, mais désormais, dissimuler son identité n’était plus sa priorité.
– « Je ne m’attendais pas à ce que vous m’emmeniez ici », dit Ayesha en regardant autour d’elle. « Je pensais que préfèreriez parler dans un endroit isolé. »
– « Madame, sachez qu’une taverne a toujours été le meilleur endroit pour échanger des informations et garder le contact », répondit N ° 76 en lui versant une chope de bière. « J’ose espérer que vous ne m’en voudrez pas de n’avoir pas pu trouver un cadre plus élégant à notre conversation, mais je ne suis à la Cité Sans Hiver que depuis deux jours. »
Maintenant qu’elle n’était plus préoccupée de s’être exposée, le fait de discuter dans une taverne rassurait dans une certaine mesure son interlocutrice. En effet, elles étaient plus en sécurité dans cet endroit fréquenté que dans l’obscurité d’une ruelle. Ni l’une ni l’autre ne craignaient le froid, cependant, Ayesha, pas plus que N°76, n’aurait accepté un entretien privé dans un lieu aussi désert avec une parfaite étrangère sortie de nulle part.
Plus important encore, comme elle n’avait d’hostilité ni envers les habitants de la Cité Sans Hiver ni envers l’Association des Sorcières, elle ne se considérait pas comme une ennemie. Si elle avait dissimulé son identité jusqu’ici, c’était uniquement pour pouvoir trouver l’Élue. Maintenant qu’elle avait trouvé un meilleur moyen de parvenir à ses fins, il n’était plus nécessaire pour elle de se conformer au plan initial.
Les gens ordinaires et les sorcières étant désormais confrontés à un ennemi commun, le danger était imminent.
– « Comment avez-vous fait pour me retrouver si vite ? »
– « Je me suis efforcée de découvrir où vous travailliez, à quelle heure vous rentriez au château et par quel chemin… Pour les deux premières informations, j’ai demandé aux sorcières de Wolfheart de se renseigner auprès de Wendy, quand à votre parcours, je l’ai appris des résidents », répondit N°76 de façon brève et concise. « Lorsque j’ai appris que vous étiez membre de l’Association des Sorcières, j’ai pris l’initiative d’entrer en contact avec vous. »
– « Je vois », dit Ayesha en la regardant intensément. « Si je comprends bien, d’autres sorcières de Taquila ont survécu ? »
– « Dans un certain sens. Cependant, nous ne sommes plus des sorcières », répondit N ° 76 qui n’avait rien à lui cacher dans la mesure où si son ancienne supérieure avait accepté de lui parler, c’était surtout pour en apprendre davantage au sujet de Taquila. « Comme nous n’avions aucun moyen de préserver nos corps durant des centaines d’années, nous avons dû trouver une parade pour survivre. Pour exemple, le corps que vous voyez devant vous est celui d’une Guerrière du Châtiment Divin de l’Église. »
– « Vous voulez dire que… non seulement vous pouvez contrôler les corps mais également activer le champ de la Pierre du Châtiment Divin ? »
– « En effet, c’était le but ultime pour lequel Dame Alice se battait : un Guerrier du Châtiment Divin formé en combinant une sorcière et une personne normale afin de combattre les Diables. Le fait de perdre la moitié de son sang ne tuerait pas la sorcière si son âme était transférée dans un autre corps pour former un guerrier transcendant parfait. »
– « Je savais que son plan ne serait pas si simple. » Ayesha resta un long moment silencieuse et termina sa bière : « Mais à en juger par votre ton, on pourrait penser que les autres survivantes n’étaient pas d’accord avec cette méthode. Ensuite… Pourquoi êtes-vous venue ici ? »
– « Avant de répondre à cette question, je voudrais vous demander quelque chose de très important », murmura N°76.
– « Je vous écoute. »
– « Avez-vous parlé aux sorcières de l’association des Diables, de la Bataille de la Divine Volonté et de l’Union ? »
Ayesha acquiesça.
– « Comment ont-elles réagi ? », demanda N°76 avec une pointe d’excitation dans la voix. « Vous ont-elles crue ? »
– « Non seulement elles m’ont crue, mais elles ont même commencé à se préparer pour la troisième Bataille de la Divine Volonté », répondit-elle. « Pour tout vous dire, l’Association des Sorcières a déjà affronté des Diables et même exterminé un Tueur de Magie et deux Diables Terrifiants. »
N° 76 ne put s’empêcher de serrer le poing. Tout s’était déroulé comme elle l’espérait et Ayesha avait en effet révélé l’information aux sorcières locales, ce qui faisait de celles-ci des alliées de Taquila. Elle n’avait donc plus besoin de dissimuler son identité et pouvait aller droit au but.
Bien que curieuse de connaître les détails de la victoire de l’Association des Sorcières contre des Diables Supérieurs qu’elles avaient affronté avant même l’apparition de la Lune Sanglante, il y avait plus urgent dans l’immédiat.
Sans hésiter, N° 76 raconta tout à Ayesha, du combat qui opposait Natalya à Alice au plan concernant l’Élue.
– « Je sais maintenant que la seule sorcière capable d’activer l’Instrument de la Rétribution Divine et d’éradiquer les Diables vit ici, dans les Quartiers du Château », dit-elle. « J’espère sincèrement que vous m’aiderez à l’identifier. »
– « Un telle personne existe-t-elle vraiment ? » Demanda Ayesha, légèrement surprise.
– « Dame Pasha me l’a assuré », répondit N° 76. Elle retira sa bague et la tendit à son interlocutrice : « lorsqu’une sorcière fait appel à son pouvoir, je peux voir la lumière orange qui symbolise la “clé” à travers la Pierre Magique colorée. »
Ayesha plissa les lèvres, saisit l’anneau, l’observa un moment et dit :
– « À mon avis, vous devriez en parler au Seigneur de la Cité Sans Hiver. »
– « Bien sûr! Je vais tout dire à Wendy et… Une minute! » N°76 s’interrompit, stupéfaite : « Le Seigneur ? Vous voulez parler du chef des personnes ordinaires ? »
– « Oui, Roland Wimbledon : un homme qui a l’air ordinaire mais que je trouve un peu téméraire », répondit Ayesha avec un léger sourire aux lèvres. « En réalité, c’est lui le noyau central de l’Association des Sorcières »
N° 76 fronça les sourcils :
– « Je ne comprends pas très bien… Que voulez-vous dire ? »
– « Au début, j’ai eu la même réaction que vous », dit la sorcière en lui rendant la bague. « Mais c’était avant que je réalise que sans lui, l’Association des Sorcières n’existerait pas, la Cité Sans Hiver ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui et Graycastle n’aurait jamais vaincu l’Église. Tout ceci a été rendu possible par cet homme ordinaire. Si vous souhaitez trouver l’Élue et l’emmener avec vous, c’est à Roland que vous devriez parler et non à Wendy. »
– « Mais… »
– « Ne vous inquiétez pas, il en sait beaucoup plus que vous ne pourriez l’imaginer », répondit Ayesha en riant. « Savez-vous ce qu’il m’a dit après mon réveil du Cercueil de Glace, lorsqu’il m’a vue anéantie et désorientée en apprenant que l’Union avait disparu depuis longtemps ? Il m’a assurée que les gens ordinaires pouvaient vaincre les Diables. »
– « C’est trop… »
– « Arrogant, n’est-ce pas ? » Coupa-t-elle. « Et c’est aussi ce que j’ai d’abord pensé. Mais j’ai vu de l’espoir en lui, un espoir capable de porter sans réserve toutes les sorcières de la Cité Sans Hiver. C’est pourquoi si Taquila souhaite s’unir à l’Association des Sorcières pour lutter contre les Diables, vous devez absolument obtenir l’approbation de Roland. »
N° 76 ne pouvait en croire ses oreilles. Elle aurait pu trouver logique qu’une sorcière sauvage se plie aux règles d’une personne ordinaire, d’autant plus que quatre cents ans s’étaient écoulés depuis l’époque où l’Union gouvernait le continent et où les sorcières étaient supérieures. Mais elle ne pouvait pas comprendre qu’Ayesha, une authentique sorcière de Taquila, ait une telle confiance en un homme ordinaire, une confiance qui dépassait largement celle qu’elle avait en recrutant des gens du commun comme assistants pour ses expériences.
Bien qu’elle ait déjà participé à des missions impliquant le régime séculier, jamais elle n’aurait pensé que celle-ci prendrait, dès le départ, une telle tournure.
N° 76 rangea l’anneau et resta un moment silencieux avant de répondre :
– « S’il vous plaît, laissez-moi y réfléchir. »
Sur ce, elle se leva, salua une nouvelle fois Ayesha et quitta la taverne.