L’ordre de guerre émis, l’activité de la Cité Sans Hiver redoubla.
Les sacs de blé récupérés à la Crête du Dragon Déchu s’entassèrent rapidement dans les greniers. Une partie serait décortiquée et réduite en poudre en vue de préparer les rations militaires.
Outre la nourriture, il y avait également des armes à feu et des munitions. Les soldats recrutés durant les Mois des Démons ayant achevé leur formation de base, ceux dont les performances étaient exceptionnelles, rejoignirent à la hâte les rangs de la Première Armée et reçurent de nouvelles armes et uniformes. Quant à ceux qui étaient dans la moyenne, ils furent placés dans l’unité des réservistes et envoyés dans l’une des villes conquises par Roland pour remplacer les vétérans en faction.
Ce faisant, les forces militaires disponible de la Cité Sans Hiver atteignirent très vite les cinq mille hommes, soit autant que l’Armée des Juges. En théorie, ils étaient à force égale, cependant, en raison de leurs capacités de transport restreintes, plus le champ de bataille était éloigné de la Région de l’Ouest, moins nombreux seraient les soldats en mesure de rejoindre le combat.
Roland ayant estimé que la Campagne d’Extraction de Dents ne serait pas trop difficile, il avait décidé de n’envoyer que 1 500 hommes, sous le commandement de Hache-de-Fer. Pour cette expédition, l’État-major avait été intégré à la Première Armée et comptait parmi ses principaux membres des nobles, chevaliers et roturiers du District de Longsong, dont Sir Eltek et Trevor, Chef de la garde personnelle de la famille Chèvrefeuille. Roland les avait choisis parmi les gens qui soit avaient de l’expérience en matière de combat d’artillerie, soir avaient déjà servi au sein de la Seconde Armée.
Même s’ils n’étaient pas professionnels dans ce domaine, Roland leur faisait confiance pour apprendre sur le tas. Par ailleurs, mieux valait disposer de quelques personnes supplémentaires capables de conseiller le Commandant, Hache-de-Fer restant entièrement libre d’adopter ou non leurs stratégies et conseils.
Compte tenu du fait que la Première Armée était susceptible de se trouver confrontée à la Purifiée au cours de l’expédition, Roland décida de les faire accompagner par Sylvie et Ivy dont les capacités pourraient s’avérer fort utiles. La première pourrait détecter toute présence de pouvoir magique et signaler la position de l’ennemi aux soldats. Quant à la seconde, si les conditions étaient réunies, elle serait en mesure de capturer la Purifiée. Sylvie apporterait avec elle un Sceau d’Écoute afin de pouvoir à tout moment contacter la Cité Sans Hiver.
Une armée dotée de structures militaires modernes, d’une puissance de feu impressionnante et de moyens de communication commençait lentement à prendre forme.
La Campagne d’Extraction de Dents ciblait principalement la Cité Écarlate, la Cité d’Argent et le Château Imprenable, les trois villes les plus proches de la Région de l’Ouest. Les préparatifs avaient nécessité quatre jours. En plus de sélectionner les plus fiables parmi ses gardes pour les envoyer à la Vieille Cité Sainte, Roland passait le plus clair de son temps à régler les détails de la guerre avec le Commandant et l’Etat-Major.
Une question particulièrement difficile à résoudre concernait le lieu où ils interceptaient l’ennemi.
Chacun avait son propre point de vue sur la question et personne ne parvenait à convaincre les autres du bien-fondé de sa stratégie.
Brian, le Commandant du Bataillon des Fusiliers, était catégorique : l’armée devait absolument intercepter l’ennemi dans la région de l’Ouest. Son raisonnement était très substantiel.
– « La bataille doit être menée dans la Région de l’Ouest pour que la Première Armée tire pleinement parti de ses avantages en matière de puissance de tir. Avec le soutien logistique de nos bateaux à aubes, nous pourrons reconstituer les munitions et la main-d’œuvre en moins d’une journée tandis que l’Église, fort éloignée de sa base, sera désavantagée. Si jamais elle ne parvient pas à franchir notre défense, au bout d’un mois, les soldats n’auront même plus de quoi se nourrir. »
Édith, quant à elle, défendait la théorie inverse.
– « Croyez-vous vraiment qu’ils manqueront de nourriture ? Savez-vous combien il y a de croyants dans le Royaume de Graycastle ? Quand bien même nous brûlerions toutes les églises, le Pape n’aurait qu’un ordre à donner pour que les gens arrivent de toutes part et ravitaillent l’Armée des Juges. À la mi-juillet, le blé sera mûr et pour peu que l’ennemi tienne une ou deux villes, il bénéficiera certainement d’un approvisionnement continu. Nous savons que l’Église est en possessions des Pilules de la Folie. Si jamais les choses tournaient mal pour eux, il leur suffirait de contraindre la population locale à avaler ces pilules et ils pourraient ensuite les manipuler et épuiser nos forces armées. Que ferons-nous si cela se produit ? »
– « Vous ne connaissez rien aux armes à poudre », dit à son tour Van’er, qui, sur ce plan, soutenait Brian. « À la différence des épées, que nous pouvons utiliser autant de fois que nous le souhaitons, le transport des canons et des munitions est compliqué et très coûteux. Un seul combat et il nous faudra faire appel à de nombreux navires pour reconstituer les stocks. Si nous suivons vos directives et interceptons l’ennemi avant même qu’il n’atteigne nos frontières, que ferons-nous lorsque nous serons à court de munitions ? »
– « Je reconnais que je ne connais rien à ces armes ni aux stratégies de combat spécifiques à votre armée, cependant, dans une bataille, le plus important reste l’objectif. Si nous ne l’atteignons pas, nous aurons échoué, quand bien même nous l’emporterions », répondit Édith, imperturbable. « Sa Majesté a besoin de tous ses citoyens. Comment pourriez-vous laisser l’Église pénétrer dans notre royaume et massacrer la population sans aucun scrupule ? »
– « Si nous ne remportons pas cette bataille, tout le reste n’a plus de sens. »
– « Dans ce cas, tentons de résoudre ces problèmes en apparence insolubles. »
Seuls Roland et Hache-de-Fer étaient habilités à prendre la décision finale, cependant, en présence de son Roi, ce dernier n’osait jamais vraiment s’exprimer. Quel que soit l’ordre reçu de Roland, il l’exécutait sans sourciller. Or, concernant ce point, les deux propositions avaient chacune leurs avantages et leurs inconvénients, aussi était-il impossible à Roland de trancher, du moins dans l’immédiat.
Le moyen le plus efficace concernant les armes à poudre était d’organiser un réseau de tirs croisés et d’attendre que l’ennemi y pénètre. Dans ce cas, mieux valait opérer dans la Région de l’Ouest. Cependant, si l’Église avait effectivement recours au peuple pour servir d’avant-garde à son armée, il subirait d’énormes pertes. Certes, son armée aurait tôt fait de venir à bout de ce peuple drogué mais à court terme, les pertes en matière de population seraient difficiles à compenser.
Ils étaient à la veille de la date prévue pour l’opération lorsque Sir Eltek fit une proposition qui mit fin à ce différend.
– « Pourquoi ne pas positionner d’avance nos troupes et nos ressources dans les villes frontalières ? » Suggéra-t-il en caressant sa barbe. « Nous limiterions considérablement les soucis de transport. »
Sans même se donner le temps de réfléchir à la proposition, Brian secoua la tête :
– « Ce ne serait possible que si nous savions à l’avance par où l’Église a l’intention d’attaquer. »
– « Monsieur, il n’y a pas suffisamment de cours d’eau dans la région du Nord. Pour peu que nous positionnions nos troupes au mauvais endroit, nous risquerions de ne plus pouvoir suivre les mouvements de l’ennemi », renchérit Carter. « De plus, la frontière séparant le Royaume de Graycastle de celui de l’Aube s’étend sur une longue distance. Nous ne pourrons jamais surveiller toutes les voies de circulation. »
– « S’il est vrai que nous ne savons pas par où nos ennemis comptent attaquer, nous pouvons, en revanche, les inciter à attaquer à l’endroit que nous aurons choisi. »
En entendant cette suggestion, tous demeurèrent perplexes. Au bout d’un long moment, Brian fronça les sourcils et fit remarquer.
– « J’ai bien peur que seul le Pape soit en mesure d’agir ainsi. »
Édith, de son côté, semblait réfléchir.
Nullement perturbé par ces sarcasmes, Sir Eltek répondit franchement :
– « Pour être honnête, c’est Mlle Édith qui m’en a donné l’idée. Si nous pouvons estimer le moment de l’attaque ennemie en observant le transport des ressources alimentaires, cela signifie que l’Église peut elle-aussi déceler l’approche de la guerre en voyant l’activité changer dans nos villes frontalières. »
Soudain, Édith s’écria :
– « La Crête du Vent Glacé! »
– « Exactement », répondit en riant le vieux Chevalier. « Si nous amassons du ravitaillement à la Crête du Vent Glacé et positionnons la Première Armée à Deepvalley, qui se trouve à proximité, nous serons certains de contraindre l’ennemi à attaquer à partir d’une route déterminée. Nous sommes bien d’accord ? »
– « Comment cela ? » Demanda Brian, perplexe.
– « La Crête du Vent Glacé est trop proche de la Cité Sainte », expliqua Édith. « Plutôt que d’attendre que l’Église attaque, il est préférable que nous adoptions une position offensive en les obligeant à concentrer leurs forces dans ce secteur. »
– « Je vois », dit Roland qui avait immédiatement compris la stratégie.
Deepvalley était en effet la seule ville connectée au réseau central des rivières. Malgré la distance, en l’espace d’un ou deux mois, ses bateaux à aubes auraient véhiculé là-bas d’importantes quantités de ravitaillement. Quant à la dernière partie du trajet, qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de l’effectuer par voie terrestre, elle ne leur prendrait tout au plus que trois jours. Même si l’approvisionnement était insuffisant dans l’absolu, il leur permettrait de mener un combat d’envergure et de tenir un certain temps. Il existait bien sûr une meilleure stratégie, consistant à mettre en place une ligne défensive composée de bunkers, de barbelés et de tranchées au bas de la Crête du Vent Glacé et d’attendre que l’ennemi y pénètre.
– « Et s’ils persistent à ne pas suivre cette voie ? » S’enquit Van’er ?
– « Dans ce cas, nous raserons entièrement la Cité Sainte », répondit Roland.