– « Croyez-vous que ce soit judicieux ? »
– « Quoi donc ? »
– « D’envoyer Ivy, Plume et Lotus à Border Town », répondit Cendres. Elle passa derrière Tilly qui venait de s’assoir à son bureau et la serra dans ses bras. « Une idée de Heidi Morgan, je suppose ? »
Depuis qu’elle avait entendu parler de l’existence de la Crête de Mer, la Princesse Tilly passait presque tout son temps dans son bureau. Des piles de livres s’entassaient sur sa table de travail, certains de Roland et d’autres récupérés dans les ruines. En la voyant disparaître derrière tous ces livres, Cendres se sentit désolée pour elle.
– « Hmm… » Fit la Princesse en posant sa plume. Lentement, elle s’appuya contre le dossier de son siège : « Morgan ne voulait pas que je sois la seule à avoir des relations avec les gens normaux. Je ne voyais aucune raison de le lui refuser. »
– « Mais la personne en question est votre frère aîné! Qu’est-ce qui lui donne le droit de penser qu’elle peut décider à votre place ? »
– « Elle aussi est de lignée royale », répondit Tilly en souriant. « Plus le statut est élevé, plus les liens du sang sont faibles et c’est vrai pour tous les royaumes. Heidi le savait très bien, c’est pourquoi elle en a décidé ainsi. »
Cendres fronça les sourcils :
– « Aurait-elle l’intention de vous disputer le soutien du Prince ? »
– « Elle n’en est pas encore là. Je pense qu’elle souhaite seulement sonder le terrain. »
– « Dans ce cas, pourquoi avoir accepté ?! »
Ôtant ses bras, Cendres murmura : « Je crois bien que je vais devoir aller lui parler. »
C’est l’accessibilité et l’indulgence dont la Princesse Tilly faisait montre qui lui avaient valu de gagner la confiance de sorcières autrefois maltraitées et opprimées par l’Eglise. À présent, elles étaient liées, mais cela ne signifiait pas que l’on puisse considérer sa tolérance comme une faiblesse ni que l’on se donne le droit de tester sa confiance.
Cendres s’apprêtait à sortir lorsque Tilly lui attrapa le bras.
– « Comme je vous l’ai dit, je n’avais aucune raison de refuser. L’Île Dormante est notre foyer et ici, toutes les sorcières sont des femmes libres. À partir du moment où elles ne nuisent à personne, jamais je ne les empêcherai de faire quoi que ce soit. » Elle laissa échapper un soupir : « Les envoyer dans la Région de l’Ouest n’est pas une si mauvaise idée. »
– « Vous trouvez ? » Demanda Cendres, ahurie.
– « Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi les sorcières de l’Association du Croc Sanglant, qui au départ étaient comme nous, avaient peu à peu changé ? »
Cendres réfléchit un moment :
– « Parce que leur vie s’est stabilisée ? »
– « Exactement », acquiesça Tilly. « Autrefois, l’Église leur imposait un lourd fardeau : pour survivre, elles devaient se serrer les coudes mais maintenant que les églises des Fjord ont été éradiquées et que l’Île Dormante leur offre un environnement relativement sécurisant, elles ne pensent plus de la même manière, ce qui est tout à fait normal. À la différence de l’Association de Coopérations des Sorcières, nous sommes un groupe composé de plusieurs organisations. Il ne serait pas bon de les réprimer aveuglément. Seul, un ennemi commun et puissant pourrait les amener à collaborer comme autrefois. »
– « Faites-vous allusion… aux Diables ? »
– « Les ennemis qui vivent au fin fond des Plaines Fertiles, l’échec de l’Union, la troisième Bataille de la Volonté Divine qui approche… Tout cela, elles l’apprendront d’elles-mêmes. Ce sera beaucoup plus efficace que si je leur en parlais. » Tilly eut un sourire : « D’ailleurs, il y a beaucoup de choses à découvrir à Border Town. »
La Princesse se leva, se dirigea vers la porte qui menait à la cour arrière du palais et l’ouvrit :
– « Ainsi, elles découvriront que les sorcières non-combattantes peuvent s’avérer irremplaçables et que les gens normaux sont tout aussi capables que les sorcières. Elles seront étonnées de voir tout ce que l’on peut faire quand on œuvre de concert. Regardez cette porte : une fois ouverte, un vaste monde s’offre à vous! »
Cendres regarda tranquillement cette femme baignée de soleil. Elle ne savait que répondre. Les cheveux gris de Tilly, soulevés par la brise marine, éblouissaient sous la lumière. Même vue de dos, elle était étonnamment belle. Ce fut comme si le temps s’était arrêté : dans ce petit bureau, il n’y avait plus qu’elle et la Princesse.
Un long moment passa, puis Tilly se retourna et sourit malicieusement.
– « J’ai de bonnes raisons pour avoir choisi Ivy et Plume. Roland devrait être en mesure de capter mes pensées. »
Anna donna un coup de coude à Roland qui dormait à côté d’elle.
– « Il est l’heure de se lever. »
– « Encore un instant », répondit Roland. Il se retourna, la prit dans ses bras et respira le parfum de ses cheveux.
De retour à la Cité Sans Hiver, il avait passé toute la nuit avec Anna. La séparation temporaire avait rendu leurs retrouvailles particulièrement passionnées. En conséquence, le lendemain matin, aucun d’eux ne se leva. Pour la première fois, Anna manqua sa pratique de la magie, non pas qu’elle ne voulût pas mais parce que Roland ne le lui permit pas.
Elle ne voulait pas non plus repousser les avances du Prince.
De midi à la tombée de la nuit, une atmosphère romantique régna dans la chambre. De temps à autres, ils s’asseyaient dans leur lit et discutaient des évènements qui s’était produits récemment dans les deux villes. Une femme de chambre leur apporta le repas et lorsqu’elle se présenta, Anna enfonça la tête sous la couverture. En baissant les yeux, Roland pouvait apercevoir deux saphirs étinceler sur sa poitrine.
Il lui caressa doucement le dos et aussitôt, telle un chaton, elle se mit à ronronner. Après une année de croissance, Anna n’était plus la jeune fille maigre et fragile qu’il avait rencontrée en prison. À présent, elle pouvait parfaitement se lover dans les bras du Prince. Il lui embrassa le lobe de l’oreille et vit ses joues rougir peu à peu. Ses cils tremblaient. Elle était adorable.
Au bout d’un moment, elle finit par le repousser :
– « Wendy et les autres ne devraient pas tarder. Il va y avoir de nouvelles sorcières aussi, allez-vite vous laver », dit Anna en le regardant, l’air sérieux.
– « D’accord », fit Roland.
Sachant qu’il ne pouvait plus se permettre de traînasser, il déposa un léger baiser sur ses lèvres et roula hors du lit. Après avoir aidé Anna à s’habiller, il enfila un manteau.
Sur la table, la bassine d’eau avait refroidi, cependant, ce n’était pas un problème pour Anna. Elle y lança un trait de Feu Noir et aussitôt, de la vapeur s’éleva. Leur toilette terminée, Roland la renvoya dans sa chambre et retourna à son bureau au troisième étage. Au moins, lorsque les sorcières reviendraient, pourrait-il faire croire qu’il était en plein travail.
Quinze minutes plus tard, Foudre et Maggie entraient par la baie vitrée.
– « Votre Majesté, elles sont arrivées. »
– « Qui aurait pu penser qu’en l’espace d’un mois, vous deviendriez Roi de Graycastle », dit Brise en entrant la première dans le château. Quatre autres sorcières la suivaient, parmi lesquelles Lotus et Honey, que Roland connaissait. Par contre, il n’avait jamais rencontré les deux autres. « Si Wendy ne me l’avait pas dit, j’aurais eu peine à le croire… Dame Tilly va être bien surprise lorsqu’elle apprendra la nouvelle. »
Roland s’approcha pour les accueillir.
– « Je n’ai pas encore été couronné, aussi, vous pouvez continuer à m’appeler Votre Altesse. »
– « Mais vous êtes Roi! Et vous l’avez amplement mérité », répondit Brise en s’inclinant.
À leur tour, Lotus et Honey s’inclinèrent profondément, quant aux deux autres sorcières, elles se contentèrent de le saluer la main sur le cœur. À la différence des deux autres, qui étaient toutes joyeuses de ces retrouvailles, ces dernières semblaient plutôt sceptiques.
Roland en fut surpris mais en de telles circonstances, il ne voulait pas le montrer. Il sourit et, d’un geste, les invita à entrer :
– « Quoi qu’il en soit, vous avez fait un long voyage. Je donne une fête ce soir, en attendant, installez-vous confortablement. Vous êtes ici chez vous. »