Afin d’apaiser l’inquiétude des aristocrates, Roland organisa un banquet.

Une longue table recouverte d’une nappe blanche avait été dressée au centre de la salle, sur laquelle était disposée une grande variété de mets, des vins délicieux et de jolies fleurs. Les nobles avaient pris place de chaque côté de la table, l’un en face de l’autre.

Après quelques verres de vin rouge, les convives semblaient plus à leur aise et moins tendus. Étant donné que les Chèvrefeuille et les Elks étaient tous deux des partisans de Roland et que tous les grands nobles avaient été éradiqués, il était peu probable à présent que ces petits aristocrates aient l’intention de jouer un air discordant. Au contraire, durant la conversation, ils révélèrent leur intention de se ranger du côté du Prince. Dans de telles circonstances, il était temps pour lui d’aborder la question de sa nouvelle politique.

Lorsque tous eurent mangé, Roland distribua à chacun d’eux un livret qu’il avait préparé à l’avance.

C’était un ײlivret promotionnel illustréײ qu’il avait soigneusement conçu et rédigé.

Comme il s’y attendait, les questions et commentaires ne tardèrent pas à fuser :

– « Votre Altesse… qu’est-ce  que c’est ? Comment se fait-il   que les dessins soient si réalistes ? »

– « En effet, ils ont l’air très réels. »

– « On ne dirait pas des peintures… Aucune peinture ne saurait exprimer des couleurs aussi délicates. »

Nul doute qu’en tant qu’aristocrates vivant dans une grande ville, ils savaient apprécier les œuvres d’art. Roland  frappa dans ses mains pour obtenir le silence et répondit avec un sourire :

– « C’est en effet un peintre qui est à l’origine de ces illustrations, à la différence près qu’il s’agit d’une sorcière. Les pigments qu’elle a utilisés proviennent de son pouvoir magique. »

À ces mots, les nobles, effrayés, ne savaient plus s’ils devaient ou non poser le livret.

– « L’Eglise locale a perdu tout pouvoir, qu’est-ce qui vous inquiète ? » demanda le Prince en haussant les sourcils. « Les sorcières ne sont pas différentes de nous, j’en ai eu maintes fois la confirmation. »

– « Euhhmm… Uhm », toussa Petrov qui faillit s’étrangler. « Son Altesse a raison. »

– « Bien sûr que le Prince a raison, Haha… », répondirent en chœur les aristocrates qui se mirent à rire.  

« Euh… on dirait que je viens de dire quelque chose qui prête à confusion », pensa Roland. Il prit un air indifférent et changea de sujet. Depuis plus d’un an qu’il était Prince, il avait remarqué que sa capacité à rester imperturbable au milieu des changements s’était améliorée à pas de géant. Plus exactement, il avait pris de l’assurance.

– « L’important est l’histoire contenue dans ce livret, les dessins ne sont là que pour la rendre plus intéressante. »

Les nobles étaient encore absorbés dans l’histoire lorsqu’Aurélia, la fille des Elks, leva brusquement les yeux et demanda :

– « Est-ce là l’histoire familiale d’un noble ? »

– « Aurélia! » Chuchota René, « Vous devez dire ײVotre Altesseײ lorsque vous vous adressez au Prince. »

– « C’est exact, il s’agit d’un noble de la Région de l’Ouest », répondit Roland en faisant signe à René de ne pas s’inquiéter : « Certains d’entre vous se souviennent sans doute de lui. »

– « Votre Altesse… je le connais », répondit un chevalier. « Il s’appelle Tigui Pine, nous étions voisins et son territoire était adjacent au mien. »

– « Je l’ai également rencontré une fois », se souvient quelqu’un d’autre. « Il n’était alors qu’un Baron, son père était un vassal de Joe Kohl, mais depuis que le Seigneur Joe a quitté la région de l’Ouest, son territoire a été réduit. »

– « Le Vicomte vit actuellement à Border Town », dit Roland en souriant: « Ce livre illustré relate notre rencontre ainsi que les évènements qui ont suivi. Comme vous pouvez le constater, il vit dans une société régie par le nouveau système. Actuellement, il s’entraîne à tirer au fusil car lorsque les Mois des Démons seront terminés, il compte emmener sa fille et ses gardes chasser dans la Forêt aux Secrets pour s’amuser un peu. À ma connaissance, depuis qu’il a vendu ses terres à l’est de la Forteresse et s’est installé à Border Town, non seulement il a été promu à un rang plus élevé mais ses propriétés se sont largement agrandies. »

La peur provenait de l’inconnu et c’était également valable pour les changements du système, les gens ignorant l’impact qu’ils allaient avoir sur eux.  Afin d’atténuer leurs craintes et leur résistance, Roland avait choisi Tigui Pine comme exemple et demandé à Soraya de retracer sa vie sous la forme d’une bande dessinée qui avait l’avantage de rendre les détails de l’histoire plus vivants qu’une ennuyeuse biographie.

« Vous savez peut-être que j’ai l’intention de construire une cité dans la Région de l’Ouest. En réalité, il y a longtemps que j’y pense. Border Town, la Forteresse de Longsong et l’étroite bande de terre qui les sépare formeront un ensemble », poursuivit Roland. « On pourrait se demander comment les deux villes aussi éloignées l’une de l’autre pourraient n’en former qu’une. Pour tout vous dire, l’unification se bornera à l’administration. La nouvelle cité sera régie par les mêmes lois et les mêmes politiques, c’est la raison pour laquelle je tiens à récupérer les pouvoirs féodaux et législatifs de l’aristocratie. »

– « Votre Altesse, mais nos territoires… »

– « Ils resteront votre propriété », coupa le Prince. « Comme je vous l’ai dit, vous ne perdrez rien à l’exception de ces deux pouvoirs. Le principe même de la féodalité est de concéder des terres à d’autres personnes qui deviennent alors vos subordonnés, par conséquent d’étendre votre influence en conduisant les nobles de rang inférieur à combattre vos ennemis pour votre bénéfice. Cependant, dans le cadre du nouveau système, une armée de métier sera chargée de défendre la ville. À partir du moment où vous suivrez les règles, vous gagnerez beaucoup plus que par le passé. Il vaut mieux découper un gros gâteau que de partager un petit. »

Devant le silence de l’assistance, Roland but une gorgée de thé et poursuivit :

« Vous n’êtes jamais allés à Border Town, il est donc tout à fait normal que vous n’ayiez aucune idée de ce que vous pouvez gagner. Ces six derniers mois, les revenus de la ville se sont élevés à 30 000 Royals d’or. Si les Mois des Démons n’étaient pas arrivés si tôt, ce chiffre aurait été augmenté de 10 000. »

– « 30… 30 000 ? » Suffoquèrent les aristocrates.

Depuis longtemps, Roland connaissait par Petrov la situation financière annuelle de la Forteresse.  Le revenu annuel de l’Hôtel de Ville n’excédait pas 30.000 et bien entendu, la petite noblesse gagnait bien moins encore. Pour eux, cent Royals d’or représentaient une fortune.

– « Etant donné qu’à l’avenir, vous administrerez toutes sortes de commerces, vous serez certainement bien payés », dit le Prince. « Pour en revenir à la consolidation, hormis l’unification de l’administration, les deux villes seront également plus proches géographiquement : par exemple, il me faut actuellement une journée pour me rendre de Border Town à la Forteresse de Longsong. Lorsque la route principale sera terminée, il faudra moins d’une journée pour parcourir cette distance à pied et une demi-journée à cheval ou en vélo, sans parler des autres moyens de transport plus rapides. »

– « Qu’est-ce qu’un vélo ? » Demanda Aurélia, curieuse.

– « C’est un équipement de transport à commande manuelle qui va très vite sur une surface plane », répondit le Prince qui songeait : « Je parie dans cinq ans… non, plutôt trois, nous serons en mesure d’aller travailler à Border Town après avoir pris le petit déjeuner à la Forteresse. »

Comme la rue principale du Royaume était directe entre la Forteresse et Border Town, la distance séparant les deux villes n’était plus que de 60 kilomètres. En tramway ou en voiture, les gens pourraient faire le trajet en une demi-heure.

Néanmoins, la plupart des nobles se souciaient peu du transport. Le Chevalier qui prétendait être le voisin de Tigui Pine demanda prudemment :

– « Votre Altesse, si je comprends bien, vous souhaitiez que nous gérions la Forteresse ? »

– « Oui et non », répondit Roland. « Ainsi que je viens de le dire, la consolidation des deux villes se bornera à l’administration : la Forteresse, qui deviendra alors un quartier de la cité, sera directement administrée par l’Hôtel de Ville. Cependant, étant donné qu’il est tout à fait irréaliste d’envisager une journée de déplacement pour pouvoir travailler, je vais ouvrir un Hôtel de Ville annexe dans le District de Longsong qui fonctionnera de la même manière que celui de Border Town, avec plusieurs départements subalternes où vous gèrerez les questions locales.

– « Des départements subalternes ? », répétèrent les nobles, désorientés.

– « Gérer une ville est une tâche difficile. Même si vous êtes bien payés, il ne sera pas facile de remplir votre rôle » dit Roland sans prendre de gants. « Par conséquent, dès que nous aurons rétabli l’ordre ici, vous m’accompagnerez à Border Town. Je veux que vous voyiez par vous-même à quoi ressemble un Hôtel de Ville fonctionnel. En matière de gestion urbaine, vous avez encore beaucoup à apprendre. »