Naela s’étira en baillant fortement.
Elle jeta un coup d’œil à la fenêtre : de la neige, toujours de la neige.
À contrecœur, quitta son lit bien chaud et enfila son épais manteau d’hiver. En sortant de la chambre, elle aperçut Tante Aude qui rangeait le salon.
– « Bonjour », marmonna-t-elle.
– « Ah, petite princesse, vous voici réveillée! », répondit Aude en souriant. « Voulez-vous votre petit déjeuner ? Tout est prêt. »
– « Avec plaisir », répondit Naela, prenant place à table. Elle parcourut la pièce des yeux : « Où est Papa ? »
– « Lord Pine est sorti tôt ce matin », répondit Aude depuis la cuisine. « Il portait son fusil argenté sur le dos. »
« Bien sûr », pensa Naela. Elle fit la moue : « Il est probablement reparti sur les remparts. Depuis qu’il a repoussé les bêtes démoniaques avec son fusil, il est fasciné par cette arme puissante, mais très bruyante. Non content de frotter son fusil tous les jours, il faut qu’il file s’entraîner sur les murs aussitôt qu’il en a le temps. Il a même utilisé mes capacités de guérison comme monnaie d’échange pour obtenir de Son Altesse un fusil construit tout spécialement à son attention. »
« C’est la faute de Son Altesse qui lui a dit que les fusils étaient l’équipement standard des chasseurs. Si Maman était encore là, jamais papa ne sortirait toute la journée. »
– « Voici votre petit déjeuner », dit Aude en posant sur la table deux assiettes fumantes. « Œufs frits et pain blanc. Mangez pendant qu’ils sont chauds. »
– « Je vous remercie. »
« Le petit déjeuner, en principe, est préparé avant que Papa ne quitte la maison. Seule Tante Aude a l’idée de le garder au chaud en plaçant le plat dans de l’eau chaude. Si c’était Papa qui s’occupait de moi, je mangerais mes œufs durs et froids. »
Naela ne put s’empêcher de soupirer :
« Si seulement Tante Aude pouvait épouser Papa. »
Mais la jeune fille savait que ce souhait avait peu de chance de se produire. Aude était la domestique de la famille et son père, un aristocrate de Border Town. Pour autant qu’elle sache, un mariage entre une roturière et un noble n’était pas chose facile.
Elle dévora son délicieux petit-déjeuner, s’essuya la bouche et lança :
– « Je pars pour le centre médical. »
– « Très bien. » Aude posa son balai et accompagna Naela jusqu’à la porte. Elle se pencha pour nouer l’écharpe autour du cou de la jeune fille :
– « Faites attention sur la route, mademoiselle Pine.
– « Promis, Tantine! »
Lorsque Naela sortit de la maison, elle fut accueillie par des flocons de neige.
C’était là sa routine quotidienne : Le matin, elle quittait la maison pour le centre médical. Elle traitait les patients s’il y en avait ou bien elle pratiquait ses capacités sur les animaux. À midi, la jeune fille se rendait au château pour déjeuner avec Roland, retournait ensuite au centre médical et y restait jusqu’à la nuit tombée après quoi elle rentrait chez elle. De toutes les sorcières, Naela était la seule qui n’habitait pas au château.
Bien que le temps au centre médical lui parût long, elle persistait car elle tenait absolument à ce que les patients soient traités au plus vite. Le sourire et la chaleur des citadins lui donnaient courage et la soutenaient.
– « Bonjour, Mademoiselle Naela! »
– « Notre Ange se rend à nouveau au centre médical ? »
– « Il fait un temps épouvantable aujourd’hui, prenez bien soin de vous. »
– « Mlle Pine, avez-vous déjeuné ? Je viens de préparer du gruau d’avoine. Que diriez-vous d’un prendre un bol ? »
Des salutations comme celles-ci, elle en entendait tout le long du chemin. Le contraste était frappant avec l’année précédente. Ses sœurs prétendaient qu’elle était actuellement la sorcière la plus populaire de Border Town. Elle devançait même Anna. Cependant, si elle était heureuse de l’atmosphère qui régnait à présent, la jeune fille se moquait bien de savoir qui d’entre toutes était la plus populaire. Elle aimait les salutations affectueuses des personnes qu’elle avait soignées et se sentait utile.
– « Sœur Anna avait raison », pensa Naela. « Le seul moyen de changer la vision que les gens ont de nous est d’affronter ouvertement les préjugés. »
Lorsqu’elle arriva au centre médical, le soldat qui était de faction au portail la salua :
– « Bonjour, Mlle Naela. »
– « Bonjour! Y a-t-il des patients aujourd’hui ? »
– « Pas pour le moment », répondit le soldat. « Mais vos amies sont là. »
« Mes amies ? » Se demanda-t-elle, surprise. « S’agirait-il d’Anna ? »
À cette pensée, elle se précipita toute joyeuse à l’étage et poussa la porte : Lune Mystérieuse, Colibri et Lily étaient là, paresseusement affalées sur la table. En l’apercevant, toutes trois se levèrent pour l’entourer. »
– « Vous… »
– « Haha, agréablement surprise n’est-ce pas ? Nous avons fait tout ce chemin exprès pour vous voir! », s’exclama Lune Mystérieuse en levant les bras.
– « Lune Mystérieuse a suggéré que ce serait une bonne idée de sortir faire une promenade plutôt que de rester enfermées au château à ne rien faire », ajoura Colibri.
– « Vous n’avez peut-être rien à faire toutes les deux mais ce n’est pas mon cas : j’ai encore de nombreux échantillons d’insectes à observer », gémit Lily, restée en arrière. « Naela a certainement beaucoup de travail elle aussi. Vous imaginez-vous qu’elle est dans votre cas ? »
– « Vraiment ? Je vous ai vue, hier, assoupie devant le microscope. Visiblement, vous en aviez assez de travailler », dit Lune Mystérieuse en haussant les épaules.
– « Moi ? Jamais! »
Quoi qu’un peu déçue de ne pas voir Anna, Naela se remit aussitôt. De toutes les employées de Son Altesse, Anna était la plus sollicitée, aussi ne pouvait-elle pas passer autant de temps avec elle que par le passé.
– « Non, je suis en fait très libre », répondit-elle. « Merci à toutes les trois. »
– « Hum… puisque vous le dites, je vais rester pour vous tenir compagnie », dit Lily. « Je pourrai observer mes échantillons demain. »
– « À quoi allons-nous jouer ? », demanda Colibri.
– « À quoi pourrions-nous jouer ? » Lune Mystérieuse sortit de sa poche un paquet de cartes : « Mais à ça, bien sûr! »
– « Ce jeu est certes intéressant, mais il se joue à trois. »
– « Je ne parlais pas de ‘Trois contre un », répondit-elle en secouant la tête d’un air mystérieux. « C’est un tout nouveau jeu auquel nous pouvons jouer à quatre. C’est à celle qui montrera ses cartes la première. Le groupe d’Andrea me l’a appris hier. »
– « Les trois joueuses de l’Île Dormante ? » Lily porta la main à son front : « Vous qui n’aimez pas apprendre des autres, vous avez accepté qu’elles vous enseignent… si vous utilisiez votre énergie pour étudier le savoir de Son Altesse, vous auriez déjà fait beaucoup de progrès. »
– « Mais c’est le Prince qui leur a enseigné ce jeu », rétorqua Lune Mystérieuse. « Pourquoi n’est-il pas considéré comme faisant partie de ces nouvelles connaissances ? »
– « Vous êtes sans doute la seule au sein de l’Association à penser de cette façon, lança Lily en la regardant.
– « J’aimerais bien apprendre moi aussi… », murmura doucement Colibri.
Naela ne put s’empêcher de rire en écoutant leur conversation. Elle avait l’impression d’être revenue à l’époque où, insouciante, elle assistait aux cours de Maître Karl.
Grâce à la compagnie des trois sorcières, la matinée, habituellement ennuyeuse, passa très vite. Elles rentrèrent ensemble au château pour déjeuner, après quoi Naela reprit seule le chemin du centre médical.
À son arrivé dans le hall, une surprise l’attendait en la personne de Karl Van Bate.
– « M. Karl! », s’écria Naela : « Que me vaut le plaisir de votre visite ? »
– « Je voulais vous voir », répondit Karl. Il la regarda et, tout joyeux, lui dit : « Comme vous avez grandi! »
– « C’est vrai ? » Naela baissa la tête, l’air embarrassée. « Je suis encore loin de rattraper Anna. »
– « Tout le monde est différent. Vous avez vos points forts. » Il rit : « Lorsque je vous regarde grandir, Anna et vous, et que je constate à quel point la ville a changé, j’ai l’impression de ne plus voir les fissures. »
– « Quelles fissures ? », demanda Naela, confuse.
– « Rien… Je dis des bêtises », répondit Karl. « Je croyais que Dieu avait abandonné ce monde, mais à présent, j’ai le sentiment qu’il continue à veiller sur nous. »
– « Cela n’a rien à voir avec Dieu », corrigea Naela. « Son Altesse affirme que tout cela est le fruit des efforts humains. N’est-ce pas vous qui avez construit ces quartiers résidentiels ? »
– « Peut-être, mais sans une origine, rien de tout cela n’aurait pu se produire. À l’époque où j’étais persuadé qu’Anna était morte et que, par ailleurs, vous veniez de vous éveiller en tant que sorcière, j’étais désemparé. Sans doute un Dieu a-t-il entendu mes prières et répondu à mon appel », dit Karl d’une voix douce. « Il nous a envoyé Son Altesse Roland. »