Contes Fantastiques du Pavillon des Loisirs | 聊斋志异
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YINGNING
LE JUGE LU Menu UNE JEUNE FILLE, REDRESSEUR DE TORT

 

WangZifu, natif de Luodian, district de Lü,(actuellement dans la province du Shandong), avait perdu son père dans son enfance. Très intelligent, il fut reçu Xiucai (bachelier) à l’âge de quatorze ans. Sa mère, qui l’adorait, ne le laissait pas d’ordinaire se promener dans la campagne.

 

Il avait été fiancé à une jeune fille de la famille Xiao, mais elle mourut avant le mariage. Ainsi il était donc en quête d’une épouse.

 

A la fête des Lanternes, le lettré Wu, fils de son oncle maternel, vint l’inviter à prendre l’air en faisant une promenade ensemble. Ils étaient à peine sortis du village, quand un valet de son oncle vint rappeler Wu. Comme il y avait beaucoup de jeunes filles qui se promenaient par là, Wang continua tout seul, laissant son caprice guider ses pas. 

Une jeune fille, accompagnée d’une servant, agitait une branche de prunier en fleur dans sa main; elle était d’une beauté hors de pair et souriait aimable. Le lettré Wang, oubliant les convenances, n’en pouvait détacher ses regards. Après l’avoir dépassé de quelque pas, celle-ci dit à sa servante:                                                    

— Ce garçon a des yeux qui brillent comme ceux d’un voyou! Et elle laissa tomber sa branche de fleurs par terre et s’en alla tout en plaisantant.                                                

Plein de regrets, Wang ramassa les fleurs et, l’esprit égaré, rentra à la maison fort dépité. Aussitôt il mit les fleurs sous son oreiller et y plongea îa tête pour dormir. Comme il ne parlait ni ne mangeait plus, sa mère se mit à s’inquiéter. Elle eut beau faire célébrer une cérémonie d’exorcisme, le mal s’aggrava encore et le jeune homme continuait à maigrir. Le médecin consulté lui fit prendre une dose de médicament pour faire sortir le mal par sudation. Comme il restait plongé dans la torpeur, sa mère, l’entourant de caresses, le questionnait sur la cause de son mal; pas de réponse. Sur ce, le lettré Wu vint juste-

ment leur rendre visite; la mère lui recommanda d’interroger discrètement son fils. Wang pleura en voyant son ami près de son lit. Wu s’assit sur le lit pour le consoler

et, peu à peu, lui tira quelques paroles. Wang finit par lui confier toute la vérité et lui demanda conseil.

— Vous êtes fou, lui dit Wu; quelle difficulté pourrait-il y avoir qui vous empêcherait de réaliser votre désir? Je vais me mettre à sa recherche pour vous. Certainement

elle n’appartient pas à une grande famille puisqu’elle se promène à pied dans la campagne. L’affaire devrait se régler facilement, si la fille n’est pas encore fiancée; sinon

on pourrait toujours dépenser une grosse somme pour en venir à nos fins. L’essentiel c’est que vous guérissiez, et nous réussirons. A ces paroles, sur le visage du malade s’épanouit un large sourire.

En sortant, Wu informa la mère du lettré qu’il allait s’enquérir du lieu où la jeune fille habitait; mais malgré ses recherches il ne put découvrir sa trace. La mère se rongeait d’inquiétude sans pouvoir trouver une solution. Cependant après le départ de Wu, Wang avait changé de mine et avait retrouvé un peu d’appétit.

Quelques jours après, Wu revint. Le lettré alors le cribla de questions. Son ami, pour lui répondre, inventa toute une histoire:

 Je l’ai trouvée! Je savais qui était cette personne, c’est tout simplement la fille de ma tante qui est également votre cousine, une fille à marier. Bien qu’entre proches parents, un mariage présente des inconvénients, on finira par tomber d’accord si vous exprimez franchement vos sentiments.

   Où habite-t-elle? demanda Wang tout réjoui.

  Dans la montagne du sud-ouest, à une trentaine de lis d’ici, répondit Wu en continuant ses mensonges.

Après avoir reçu quelques nouvelles recommandations de son ami, Wu s’empressa de partir.

Depuis lors, l’appétit du lettré ne fit que croître, et sa santé se rétablit. Lorsqu’il regardait les fleurs cachées sous son oreiller, les pétales desséchés mais non tombés, il les caressait comme si c’était une personne. Il s’étonnait que Wu ne vînt pas et lui envoya plusieurs messages pour l’inviter à lui rendre visite. Celui-ci refusait sous un prétexte quelconque. Le lettré exaspéré finit par s’abandonner à une grande tristesse. De crainte que son fils ne retombât malade, la mère chercha en hâte à entamer des pourparlers de mariage. Mais Wang s’y refusait dès qu’on en parlait. Il n’attendait que la venue de Wu; et comme celui-ci ne lui donnait pas signe de vie, il lui en voulait de plus en plus.

Il en vint à penser qu’une trentaine de lis n étaient pas une si grande distance; pourquoi donc faudrait-il compter sur les autres? Prenant sa branche de fleurs de prunier

dans le pan de sa manche, soulevé par sa colère, il entreprit de se rendre là-bas tout seul, sans mettre les membres de sa famille au courant de son plan.

Marchant seul sur la route, il n’y avait personne pour lui indiquer le chemin; il ne pouvait que se diriger vers la montagne du Sud. Après une trentaine de lis, il se trouva dans des montagnes enchevêtrées et qui s’étageaient en profondeur; la verdure luxuriante donnait une sensation agréable à la peau; là, plus de chemin ni de traces humaines, rien qu’une solitude traversée par le vol des oiseaux.

Plongeant ses regards au fond d’un vallon, il aperçut vaguement un petit village niché dans un fouillis de fleurs et de bosquets. Il descendit de la montagne et entra dans le village. Il n’y avait là qu’un petit nombre de maisons toutes couvertes de chaume, mais d’un aspect coquet. Un ensemble de ces chaumières, situé au nord, avait des saules pleureurs devant sa porte et on apercevait dans l’enceinte des murs qùantité d’abricotiers et de pêchers en

fleur, séparés par des bosquets de bambous élancés, d’où s’échappaient des gazouillements d’oiseaux en liberté. Il eut l’impression qu’il s’agissait d’une demeure privée et n’osa pas y entrer à l’improviste. En tournant la tête, il vit un grand rocher très lisse et s’assit dessus pour se reposer. Soudain il entendit un long appel: ” Xiaorong!” lancé dans l’enceinte par une jeune fille dont la voix était caressante et harmonieuse. Tandis qu’il écoutait, il vit passer une jeune fille de l’est à l’ouest, qui tenait une fleur d’abricotier qu’elle allait piquer dans ses cheveux. Mais en apercevant le lettré, elle retint son geste en souriant et rentra en la faisant tourner entre ses doigts. Wang ayant scruté son visage fut persuadé que c’était bien elle qu’il avait rencontrée à la fête des Lanternes. Transporté

d’une joie soudaine, il cherchait un moyen de s’introduire dans la demeure. L’appellerait-il “cousine”, mais il ne l’avait jamais fréquentée; ce serait peut-être une erreur, et à l’intérieur il n’y avait personne pour le renseigner. Il s’assit sur une pierre, s’y allongea ou y marcha de long en large du matin jusqu’au coucher du soleil. Brûlant du désir de rencontrer la jeune fille, il en oubliait la faim et la soif. Parfois il entrevoyait la moitié du visage de la jeune fille qui le guettait, tout étonnée de voir qu’il n s’en allait pas.

Tout à coup, une vieille dame sortit en s’appuyant sur une canne et, à la vue du lettré, elle lui demanda:

 De quel pays êtes-vous, jeune monsieur? J’ai appris que vous êtes ici depuis ce matin et encore maintenant; que voulez-vous donc? Avez-vous faim?

Le lettré la salua alors à mains jointes, et lui dit:

   J’ai l’intention de rendre visite à une proche parente!

Comme la vieille était sourde, il dut répéter à haute voix; alors elle demanda:

   Quel est le nom de votre noble parente?

Le lettré était bien incapable de répondre.

 C’est vraiment bizarre, sourit la vieille, vous ne savez même pas son nom; comment pouvez-vous la trouver? A mon avis, jeune monsieur, vous êtes abruti par les livres! Venez avec moi pour prendre quelques aliments bien simples; nous avons un petit lit pour vous coucher. Demain matin, vous rentrerez pour demander le nom et reviendrez faire votre visite; ce ne sera pas trop tard!

Comme il était torturé par la faim et qu’il espérait en entrant s’approcher de la belle, le lettré fut transporté de joie. Il suivit la vieille dame, et vit à l’intérieur de l’enceinte un chemin pavé de dalles blanches et bordé de fleurs rouges dont les pétales avaient jonché les marches. Après quelques zigzags vers l’ouest s’ouvrait encore une porte qui donnait sur une cour garnie d’arcades couvertes de fleurs et de haricots grimpants. Introduit dans la demeure, il constata que les murs blancs brillaient comme des miroirs et que des branches de pommier d’api faisaient pénétrer leurs bouquets par la fenêtre. Des

coussins s’entassaient sur le divan et le tout était d’une propreté impeccable. A peine assis, Wang se sentit épié par quelqu’un de l’extérieur de la fenêtre.

   Xiaorong! appela la vieille, fais vite cuire du millet!

La servante répondit aussitôt du dehors.

Assis à côté de son hôtesse, Wang entreprit de dresser la généalogie de toute la famille.

  Votre grand-père maternel ne s’appelle-t-il pas Wu? demanda la vieille dame.

   Mais oui!

  Alors vous êtes mon neveu et votre mère est ma sœur! Du fait de notre pauvreté et que nous n’avons pas un jeune garçon pour nous aider, nous sommes restées coupées de toute nouvelle. Vous voilà si grand, et je ne vous connaissais pas encore!

 Je suis venu ici justement pour voir ma tante, répondit le lettré; mais j’en avais tout à coup oublié le nom!

 Je me suis mariée dans la famille Qin, dit-elle; je n’ai pas eu d enfants, mais j’ai avec moi une fille donnée par la seconde femme de mon mari; comme sa mère s’est remariée, c est moi qui l’ai élevée. Elle est intelligente, mais, faute d éducation, elle est toujours prête à rire; elle ne connaît pas la tristesse! Je vais l’appeler tout à l’heure pour que vous fassiez connaissance.

Peu après, la servante vint servir le repas qui comportait un poulet bien en chair, et la vieille femme encouragea son hôte à manger, puis la servante se hâta de desservir.

—Fais venir mademoiselle Ning, demanda la dame à la servante qui s’en alla en faisant un signe d’acquiescement.

Un bon moment après, on entendit des éclats de rire fuser à travers la porte.

—Yingning! appela encore la vieille dame, ton cousin germain est ici!

Mais toujours ce roucoulement de rires de l’autre côté de la porte. Comme la servante la poussait dans la pièce, Yingning riait encore en se cachant la bouche de sa main.

La vieille dame lui lança un regard de colère et dit:

—Toujours ce ricanement devant un invité; en voilà des manières!

Tandis que la jeune fille se tenait devant lui en se retenant de rire, le lettré la salua.

—Ce jeune monsieur Wang est le fils de ta tante maternelle, dit la vieille. C’est vraiment ridicule de ne pas se connaître lorsqu’on est de la même famille!

—Quel âge avez-vous, ma cousine? demanda le lettré.

La vieille n’ayant pas entendu ce qu’il disait, Wang dut répéter, ce qui provoqua de nouveau l’hilarité de la jeune fille qui gardait la tête baissée.

—On peut voir que je ne l’ai pas bien éduquée, reprit la vieille. Elle a déjà seize ans, mais elle fait la sotte comme une enfant!

—Elle a un an de moins que moi!

— Vous avez donc dix-sept ans, mon neveu; êtes-vous de Geng-wu, l’année du cheval ?

Le lettré acquiesça d’un signe de tête.

—    Qui avez-vous pour femme? demanda-t-elle encore?

—    Je n’en ai pas.

—   Avec votre intelligence et votre belle mine, comment se fait-il que vous ne soyez pas encore marié? Yingning non plus n’a pas encore de belle-famille; vous feriez un beau couple s’il n’y avait pas l’inconvénient de cette parenté par alliance!

Le lettré, silencieux, ne quittait pas Yingning du regard.

   Avec ses yeux qui brillent, dit la servante à la jeune fille à voix basse, il a toujours l’air d’un brigand!

La jeune fille éclata de rire et dit à sa compagne:

  Allons voir si les boutons du pêcher à fleurs sont éclos!

Brusquement, elle se cacha la bouche de sa manche et sortit à petits pas irréguliers. Passée la porte, ses éclats de rire reprirent de plus belle. La vieille femme se leva

à son tour et ordonna aux servantes de faire le lit pour que le lettré se repose.

 C’est chose rare que vous veniez jusqu’ici, mon neveu; il faut rester trois à cinq jours et on vous reconduira chez vous. Nous avons un petit jardin derrière la maison et des livres pour vous distraire, si vous ressentiez de l’ennui.

Le lendemain, il alla faire un tour derrière la maison, et y trouva en effet un jardin d’un demi-mu* (Un mu égale un quinzième d’hectare.) tapissé d’un fin gazon parsemé de fleurs de saulés. Il y avait là trois petites chaumières entourées de fleurs et d’arbres. Il s’avançait d’un pas lent à travers les fleurs, quand il entendit un bruissement venant d

e la cime d’un arbre; il leva la tête, c’était Yingning qui était grimpée là-haut. A sa vue, elle fut secouée d’un fou rire si violent qu’elle risquait de tomber.

— Ne faites pas ça ! Vous allez tomber ! cria le lettré.

La jeune fille descendit en riant sans pouvoir se maîtriser. Elle allait toucher terre quand la branche lui échappa des mains: elle tomba et son rire cessa. Le lettré la releva en serrant discrètement son poignet. Elle se reprit à rire en s’appuyant sur l’arbre et pendant un bon moment fut incapable de marcher. Le rire cessa enfin et le lettré sortit les fleurs de sa manche pour les lui montrer. La jeune fille les prit dans sa main et dit:

—Elles sont desséchées, pourquoi les avez-vous gardées?

—Parce que c’était vous qui les aviez laissées à la fête des Lanternes, j’ai voulu les conserver.

 Quelle idée de les garder!

—C’est pour vous montrer que je vous aime … que je ne vous oublie pas. Depuis que je vous ai rencontrée à la fête des Lanternes, mes pensées allaient toutes vers vous, si bien que j’en étais malade et je croyais que je passerais de vie à trépas. Je désespérais de vous revoir et maintenant je serais heureux si vous aviez tant soit peu pitié de moi.

—Ce n’est rien du tout! Comment pourrait-on se montrer avare entre proches parents? Au moment de votre départ, je demanderai à notre vieux serviteur de couper pour vous un grand bouquet de toutes les fleurs du jardin et de le porter chez vous.

—Etes-vous folle, ma cousine?

 Folle? Pourquoi donc?

 Ce n’est pas les fleurs que j’aime, mais la personne qui les tenait entre ses doigts!

 Puisque des liens de parenté nous unissent, comme la membrane au roseau; il est naturel que tu aies de l’afection pour mot.

 Ce dont je vous parle n’est pas l’affection issue de ramifications lointaines de parenté qui s’étendent comme les courges ou les pueranas, mais l’amour entre mari et femme!

 Quelle est la différence?

 C’est que la nuit on partage le même lit.

La jeune fille baissa la tête, et dit après réflexion:

 Je n’ai pas l’habitude de coucher avec quelqu’un que je ne connais pas.

Elle avait à peine fini sa phrase que la servante arrivait furtivement. Le lettré, saisi de peur, se sauva aussitôt.

Peu après, les jeunes gens se retrouvèrent dans l’appartement dé la mère.

 Où étiez-vous donc? demanda-t-elle?

Yingning dit qu’elle avait causé avec son cousin.

  Le déjeuner est prêt depuis longtemps. Pourquoi une si longue conversation? Pourquoi ces bavardages interminables?

 Le grand frère veut coucher avec moi, dit-elle.

A ces mots, le lettré très gêné darda sur elle un regard furieux. Souriante, elle se tut aussitôt. Heureusement, la vieille qui n’avait pas compris, continuait ses questions. Le lettré se hâta de détourner la conversation pour lui faire oublier les paroles de la jeune fille. A voix basse il lui fit des reproches.

 Je n’aurais pas dû dire cela tout à l’heure, n’est-ce pas? fit-elle.

 Ce sont des choses à garder secrètes.

 Pour les autres bien sûr, mais comment cache cela à ma vieille mère? De plus le coucher est une chose ordinaire; pourquoi faire des secrets là-dessus?

Pas moyen de l’éclairer; le jeune homme en souffrait beaucoup.

Le repas à peine terminé, quelqu’un de la maison du lettré vint le chercher avec deux ânes. Tout d’abord la mère fort inquiète de l’absence du lettré, s’était lancée dans toutes sortes de suppositions. On l’avait cherché partout dans le village sans découvrir sa trace. C’est ainsi qu’on était allé aux informations chez Wu. Celui-ci se rappelant ce qu’il avait dit à son ami, recommanda donc d’aller le chercher dans les villages de la montagne du sud-ouest. Ce n’est qu’après avoir traversé plusieurs localités qu’un serviteur, arrivant là, aperçut le lettré juste comme il passait la porte. Wang alla informer la vieille femme de son départ et lui demanda d’emmener avec lui la jeune fille pour rentrer à Ta maison.

La vieille s’en montra enchantée.

 Depuis longtemps, dit-elle, j’ai l’intention de rendre visite à ma sœur, mais mon corps trop usé ne me permettrait pas d’aller si loin; ce sera très bien que mon neveu emmène sa cousine faire la connaissance de sa tante!

Elle appela Yingning qui arriva en riant.

 Qu’est-ce qui te fait rire; ça n’arrête plus. Sans cette manie, tu serais une jeune fille parfaite, et elle lui lança un regard furieux. Puis elle ajouta: Ton cousin va t’emmener avec lui; va donc t’apprêter.

Après avoir fait prendre un repas au serviteur, elle les conduisit jusqu’à la porte.

—Ta tante possède un riche domaine, il peut faire vivre quelques personnes de plus. Une fois là-bas, ne te hâte pas de rentrer. Etudie donc un peu le livre des Odes et celui des Rites pour bien connaître tes devoirs envers tes futurs beaux-parents, et je prierai ta tante de chercher pour toi un bon époux .                                 

Les deux jeunes gens prirent donc le départ. Quand ils atteignirent le col de la montagne, en tournant la tête, ils virent encore confusément la vieille femme qui, appuyée au chambranle de la porte, regardait vers le nord.

A leur arrivée à la maison, la mère, fort étonnée, demanda à Wang qui était cette jolie fille. Le lettré lui fit comprendre que c’était une nièce.

—Tout ce que le jeune Wu t’a raconté auparavant n’était que balivernes, dit la mère; je n’ai pas de sœur, comment pourrais-je avoir une nièce?

Elle s’informa alors auprès de la jeune fille qui lui donna quelques explications:

 La vieille dame n’est pas ma mère; mon père, de la famille Qin, est mort quand j’étais encore bébé, et je ne peux me rappeler tout cela.

 Une de mes sœurs aînées était mariée effectivement à un membre de la famille Qin, mais elle décédée depuis de longues années; il n’est pas possible qu’elle soit en vie.

Alors elle interrogea la jeune fille sur la forme et les signes particuliers de la défunte. Grains de beauté, verrue, tout correspondait parfaitement.

 C’est exact, dit la vieille dame, en gardant un air soupçonneux, mais ma sœur est morte depuis des années; comment se pourrait-il qu’elle soit encore en vie?

Tandis qu’elle restait perplexe, le lettré Wu arriva et la jeune fille se retira dans sa chambre. Wu fut mis au courant et resta longtemps déconcerté, et, tout à coup, il dit:

—Ne s’appelle-t-elle pas Yingning?

Le lettré Wang acquiesça. Wu trouva alors le cas traordinaire. On lui demanda de dire ce qui savait.

—Après le décès de la tante, dit-il, l’oncle qin, resté veuf fut ensorcelé par une renarde et mourut complètement décharné. Sa fille, née de la renarde, portait le nom

de Yingning, et tous les gens de la famille l’ont vue couchée sur le lit et enveloppée de ses langes. Après le décès de mon oncle, la renarde venait encore souvent; mais on colla sur le mur une inscription comportant des formules d’exorcisme dues au maître céleste (Nom donné au supérieur d’un monastère taoïste sous la dynastie des Yuan)et elle s’en est allée

en emmenant sa fille. Yingning n’aurait-elle pas quelque chose à voir avec cette histoire?

On se plongea dans des hypothèses tout en entendant des cascades de rires provenant de la chambre où se te nait Yingning.

— Cette fille est vraiment une petite sotte, dit la mère.

Wu demanda à la voir. Lorsque la dame entra dans la pièce, la jeune fille était toute secouée de rire et elle continua sans s’occuper de la présence de la mère de Wang. Comme celle-ci la pressait de sortir, elle s’efforça de contenir son rire et resta un instant face au mur avant de quitter la pièce.

A peine eut-elle fait les salutations d’usage qu’elle retourna subitement dans la chambre où elle donna libre cours à son fou rire, ce qui déclencha l’hilarité de toutes les femmes qui se trouvaient là. Wu se proposa alors d’aller éclaircir ce mystère et, d’autre part, de jouer le rôle d’entremetteur. Arrivé à l’endroit où s’élevait le village, il ne trouva plus aucune maison, mais seulement quelques fleurs de montagne éparpillées çà et là. Wu se souvenait que la tombe de sa tante avait été creusée non loin de là, mais il fut incapable de la retrouver car le tertre avait disparu; il rentra, rempli d’étonnement.

La mère pensait qu’il s’agissait là d’une revenante. Elle entra dans la pièce où se tenait Yingning pour lui rapporter ce que lui avait dit Wu; la jeune fille n’en manifesta pas le moindre effroi. Tandis qu’on s’apitoyait sur le fait qu’elle n’avait pas de famille, elle ne montrait aucune tristesse, mais riait inlassablement comme une petite folle. Ce qui déconcertait tout le monde.

La mère la pria de coucher avec sa fille cadette. Yingning vint alors chaque matin entourer d’attentions la maîtresse de maison. Elle se livrait aux travaux d’aiguille avec une extrême habileté. Mais elle aimait bien rire; rien ne pouvait l’arrêter. Ce rire néanmoins n’était pas dépourvu d’agrément et quoiqu’un peu fou, il ne lui enlevait rien d’une grâce qui charmait tout le monde. Parmi les jeunes filles et les jeunes femmes du voisinage, c’était à qui la fréquenterait.

La mère avait choisi un jour faste pour célébrer le mariage, mais elle craignait toujours que cette fille n’ait quelque chose d’une revenante. Elle l’observa alors en plein soleil: ni sa forme ni son ombre ne présentaient rien d’insolite.

Le jour du mariage arrivé, elle riait si fort qu’elle ne pouvait se baisser et se relever pendant la cérémonie dans son costume d’apparat, si bien qu’on dut y renoncer.

Inquiet de la naïveté de son épouse, le lettré craignait beaucoup qu’elle n’aille raconter aux autres les secrets de l’alcôve. Mais la jeune femme resta discrète et ne dévoila rien.

Chaque fois que la mère était triste ou en colère, tout rentrait dans l’ordre sur un rire de Yingning. Lorsque des servantes qui avaient commis des petites fautes craignaient d’être punies, elles venaient l’implorer d’aller parler à la dame en leur faveur, et elles échappaient souvent à la punition.

Elle avait la passion des fleurs et elle allait en chercher partout chez des parents ou des voisins. En cachette, elle mettait parfois en gage ses ornements de coiffure en or pour obtenir de meilleures espèces, si bien qu en quelques mois, du pied du perron jusqu’à la clôture en treillis, il n’y avait plus que des fleurs.

Dans le jardin derrière la maison, il y avait une pergola couverte de rosiers grimpants tout près de la maison du voisin de l’ouest. La jeune femme grimpait souvent dessus pour cueillir des fleurs et en piquer dans ses cheveux. La mère la grondait chaque fois qu’elle la surprenait, mais Yingning n’en recommençait pas moins.

Un jour, le fils du voisin de l’ouest la vit et, saisi d’admiration, il ne pouvait, en détacher ses yeux. La jeune

femme au lieu de se cacher se mit à rire. Le fils du voisin crut alors qu’elle voulait bien lui accorder ses faveurs, ce qui fit naître en lui maints désirs. Elle descendit en indiquant du doigt le bas du mur, toujours en riant. Fou de joie, il pensa qu’elle lui montrait le lieu du rendez-vous. A la tombée de la nuit, il revint; en effet elle était là. Il voulut en profiter pour la prendre sur-le-champ. Soudain il sentit une piqûre intense sur son membre viril dont la douleur lui alla jusqu’au cœur; il poussa un cri et s’affala sur le sol. A regarder de près, il s’aperçut que ce n’était pas la jeune femme, mais le tronc d’un arbre pourri qui gisait au pied du mur, et qu’il avait pris contact avec un des trous humides.

Ayant entendu ses plaintes, le père accourut et interrogea son fils; celui-ci tout gémissant, ne voulut rien dire. Il avoua seulement la vérité à sa femme quand elle vint auprès de lui. On alluma une torche pour éclairer l’orifice et on y découvrit un scorpion, gros comme un petit

crabe. Le vieil homme fit fendre le tronc et captura l’insecte pour le tuer. On emporta le jeune homme à la maison, mais il mourut à minuit.

Le voisin intenta alors un procès au lettré Wang en accusant Yingning de sorcellerie. Comme le préfet avait toujours apprécié le talent littéraire du lettré et sa conduite irréprochable, il incrimina le vieux voisin de fausse accusation et voulut lui faire appliquer une bastonnade. Il en fut exempté sur les instances du lettré, et, relâché, il retourna chez lui.

Sa belle-mère gronda Yingning:

  Sotte que tu es! Tu dois savoir qu’une gaieté excessive attire le malheur. Heureusement que le préfet est un homme sage qui n’a pas voulu t’impliquer dans l’affaire. Sinon, un autre aurait cherché à t’emmener pour l’interrogatoire à la cour de justice. Mon enfant, comment n’aurais-tu pas perdu la face devant nos parents et nos voisins?

A ces mots, la jeune femme devint sérieuse et jura de ne plus rire.

Comment défendre de rire à un être humain? Mais il faut rire dans les limites des convenances.

Depuis lors, la jeune femme ne riait plus du tout, même devant des propos qui auraient dû la faire éclater de rire. Cependant son visage n’exprimait jamais non plus la tristesse.

Un soir elle fondit en larmes devant le lettré qui en fut fort étonné.

Jadis quand je t’ai suivi, dit-elle en sanglotant, nous nous connaissions depuis peu et j’avais peur de t’effrayer par ce que j’avais à te dire. Aujourd’hui je sais que ta mère et toi avez pour moi une affection sincère, je dois donc vous dire franchement la vérité sans que cela crée des ennuis. Je suis née d’une renarde. Au moment où elle est partie, elle m’a confiée à ma mère à l’état de revenante. Celle-ci a veillé sur moi pendant dix et quelques années, jusqu’à aujourd’hui. Comme je n’ai pas de frères, tu es mon seul soutien. Ma vieille mère repose solitaire sur le flanc de la montagne; il n’y a personne pour la prendre

en pitié et l’enterrer dans le tombeau de la famille Qin; elle se répand en plaintes aux Neuf sources(L’empire des morts). Nous pourrions dissiper ses tristes rancœurs si tu veux bien te charger de quelques frais. Je n’aurai pas le cœur de laisser quelqu’un qui m’a élevée pendant des années dans ce tombeau solitaire.

Le lettré accepta, mais il craignait que la tombe ne fut perdue dans les broussailles; la jeune femme affirma qu’il n’y avait là rien à craindre.

Au jour dit, les deux époux se rendirent là-bas en emportant un cercueil dans une voiture. Dans un coin perdu couvert d’herbes folles, la jeune femme indiqua l’endroit où se trouvait la tombe, et on y découvrit en effet les restes de la vieille dont la peau était encore bien conservée. La jeune femme la caressait en pleurant. Ayant transporté le corps à la maison, on rechercha alors le tombeau de la famille Qin pour qu’il soit inhumé tout à côté.

Cette nuit-là, le lettré rêva que la vieille femme venait le remercier; il raconta la chose à sa femme à son réveil.

—Je l’ai vue cette nuit aussi, dit celle-ci, mais elle m’arecommandé de ne pas te déranger.

Comme le lettré regrettait beaucoup de ne pas l’avoir retene, la jeune femme dit:

— C‘est une revenante, et ici c’est le monde des vivants qui l’emporte. Comment pourrait-elle rester longtemps près de nous?

Le lettré s’informa alors de Xiaorong.

—Elle aussi est une renarde très intelligente, dit-elle, que ma riière renarde m’avait laissée pour veiller sur moi; chaque fois qu’elle parvenait à trouver des friandises,elle me les donnait, cJest pourquoi je lui garde au fond du cœur une profonde reconnaissance. Hier, comme je demandais de ses nouvelles à ma mère, elle m’a appris qu’elle était déjà mariée.

C’est ainsi que chaque année à la fête des Morts, les deux époux ne manquaient jamais d’aller faire une visite au tombeau de la famille Qin pour procéder à son entretien et rendre hommage aux défunts.

Un an après, Yingning donna naissance à un fils. Tout bébé, encore dans les bras, il n’avait pas peur des inconnus et il riait à tout le monde, exactement avec le même charme que sa mère.

  

  *                                           *                                                   *

 

Le chroniqueur des Contes fantastiques dit: A observer son rire inlassable, on dirait que Yingning était une jeune personne superficielle, dépourvue totalement de finesse. Mais le mauvais tour qu’elle a joué au fils du voisin au pied du mur montre bien qu’elle était extrêmement rusée. Quant à son attachement pour sa mère adoptive, une revenante, et à la transformation de son rire en pleurs, ils démontrent bien que Yingning était quelqu’un qui, à mon avis, cherchait à dissimuler ses sentiments derrière son rire. J’ai entendu dire qu’il existe dans la montagne une plante dénommée xiaoyihu. Quand on en respire l’odeur, on est saisi d’un rire inextinguible. Si on élevait cette sorte de plante dans une pièce, l’albizzie et l’hémérocalle qui font oublier les soucis en perdraient leurs vertus. Tout comme la fleur qui comprend le langage(un jour, l’empereurXuanzong des Tang (618-907) qualifia ainsi sa favorite, Yang Yuhuan, plus belle encore que les lotus parce que douée de la parole. Par la suite l’expression fut employée pour désigner une belle femme intelligente.), je trouverais qu’elle fait trop de manières.



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