– « L’acteur qui joue le Prince est charmant, mais ses expressions sont très rigides. »
– « Il s’agit de ײLumière du Matinײ » répondit Roland un peu surpris, « le Premier Chevalier des Territoires Occidentaux. Actuellement, il occupe le poste d’enseignant à Border Town. Ce n’est pas vraiment un acteur. »
– « S’il n’est pas acteur », demanda la femme d’affaires, stupéfaite « comment se fait-il qu’il soit sur scène ? »
– « La troupe est très limitée », répondit le Prince en riant. « Voyez vous-même, en dehors des deux hommes chargés du changement de décor, nous n’avons personne qui puisse interpréter le Prince. Si l’on se base sur le physique, je doute fort qu’il soit crédible que Cendrillon tombe amoureuse de l’un d’eux. »
– « C’est vrai, vous avez raison »
Tandis qu’elle enfilait sa jolie robe, Irène, de son côté, aperçut May qui se dirigeait vers Ferlin et posait la main sur son épaule. Tous deux commencèrent à danser. Ou plutôt non, on ne pouvait dire que son époux dansait, il se laissait littéralement conduire par l’actrice qui évoluait de façon exquise. Il suivait chacun de ses pas. Irène devina que cette danse, qui n’était pas prévue au programme, était une improvisation à l’initiative de May.
« La sœur aînée tenta de séduire le prince par tous les moyens possibles, mais celui-ci restait de marbre, se contentant de demeurer courtois en lui adressant quelques mots. C’est alors que Cendrillon apparut. Tandis qu’il parcourait la salle du regard, il aperçut cette charmante et délicate jeune fille aux yeux brillants et aux dents blanches », expliqua le narrateur.
Irène savait que, d’après le scénario, Ferlin était censé repousser May afin de bien faire comprendre au spectateur que son histoire d’amour avec Cendrillon était un coup de foudre. Mais n’importe qui se serait demandé pour quelle raison le prince repoussait la belle et touchante jeune femme qui se tenait à ses côtés pour le personnage d’Irène qui, toute à sa confusion, manquait vraiment de prestance.
C’est alors que Ferlin regarda dans sa direction.
Dans son regard, la jeune actrice put lire l’impuissance, le réconfort, les encouragements mais surtout… son amour pour elle.
Irène sentit soudain le silence s’installer. Les rires du public, leurs bavardages et leurs commentaires se turent, les autres acteurs se retirèrent. Elle se retrouva seule sur scène avec May et Ferlin.
« Je suis loin d’être aussi bonne actrice que la Star de l’Ouest. Devrais-je renoncer et admettre ma défaite ? » Se demandait-elle.
« Non », lui dit une voix douce tout au fond de son cœur.
Elle voulait jouer.
Pour Irène, c’était une opportunité qui se présente rarement. Il était même envisageable que ce soit sa dernière chance. Si elle abandonnait maintenant, elle n’aurait probablement jamais plus l’occasion de se retrouver sur scène avec une actrice aussi exceptionnelle.
La jeune femme voulait devenir l’égale de May, capable de susciter par son jeu l’émotion de son auditoire au point d’attirer l’attention de tous.
« Je suis désolée, May », pensa-t-elle.
Si le rôle du prince avait été interprété par tout autre acteur, il lui aurait déjà été difficile de trouver le courage de rivaliser. Ses talents d’actrice ne lui permettraient jamais de battre la Star de l’Ouest.
Mais ce n’est pas n’importe qui. C’était Ferlin!
« C’est mon amoureux », pensa Irène, « s’il vous plaît, pardonnez-moi d’être si impudique. C’est juste que… Je ne veux pas perdre la face devant lui. »
Soudain, la scène disparut et Irène se revit près d’un champ de maïs. Les lourds épis de blé mûrs pendaient et se balançaient doucement dans la brise du soir, attendant d’être cueillis. Au loin, le soleil disparaissait lentement derrière l’horizon, nimbant de nuances de couleurs chaudes la paisible rivière Redwater. Ils s’étaient souvent donné rendez-vous à cet endroit. Aux lueurs de ce coucher de soleil, le ײprinceײ redevint le chevalier duquel elle était tombée amoureuse des années auparavant.
Dès qu’elle était face à lui, elle s’épanouissait comme une fleur et ne pouvait détourner le regard…. Cette fois, Irène qui ne jouait plus mais était redevenue elle-même, leva les pans de sa robe, les noua et s’avança vers lui.
À présent qu’elle avait le cœur confiant, tout lui devint naturel. Elle s’approcha de Ferlin et sourit à May qui instinctivement retira sa main restée posée sur l’épaule du chevalier.
– « M’accorderiez-vous cette danse ? » demanda-t-elle ?
Ferlin retrouva immédiatement son naturel et sourit :
– « Avec plaisir, gente demoiselle »
Elle n’était peut-être pas aussi douée que May, cependant, lorsqu’il dansait avec elle, le chevalier semblait vraiment plus naturel. L’évidente complicité des deux acteurs toucha le public qui se mit à applaudir avec des acclamations.
Ces clameurs ramenèrent Irène sur la scène. Elle se mit sur la pointe des pieds et déposa un doux baiser sur la joue du Prince avant de le repousser, de se retourner et de s’enfuir hors de la scène tandis que le son profond des cloches retentissait sur la place, renvoyé par le faible écho des montagnes. Dans quelques instants, il serait minuit.
La pièce touchait à sa fin. Arriva le point culminant :
Le Prince se mit à sa recherche, passant de maison en maison et arriva finalement là où vivait Cendrillon. La jeune fille, qui avait revêtu sa robe grise et sale et portait à la main un balai fut repoussée par sa sœur ainée, toujours aussi belle, qui se précipita pour essayer la chaussure de cristal. Elle lui allait.
– « Votre Altesse, pourquoi hésitez-vous encore ? Je suis celle que vous cherchiez »
– « Elle ment, ce n’est pas elle. »
– « Vous, taisez-vous! »
La performance de May en cet instant était toujours aussi parfaite mais encore plus oppressante. Cependant, Irène ne se laissa pas déstabiliser. Elle sortit de son coin et se dirigea lentement vers le centre de la scène. Là, elle regarda la star dans les yeux avec un regard inébranlable, prêt à résister.
Les spectateurs se mirent à applaudir.
C’est alors que la sorcière fit soudain son entrée. Elle étendit les bras pour revêtir Cendrillon de la robe qu’elle portait au bal.
– « Votre Altesse Royale, voici la personne que vous cherchiez », dit-elle.
Rosia arracha violemment la robe grise d’Irène, exposant sa belle robe. Presque en même temps, elle toucha la coiffure sauvage de Cendrillon et la jeune fille qui avait charmé le cœur du prince réapparut aux yeux de tous.
Le public explosa en acclamations.
Lorsque le prince étreignit Cendrillon, tout le monde se leva et une salve de tir retentit. L’ambiance était à son comble. Les applaudissements et acclamations ne cessèrent plus jusqu’à ce que l’histoire s’achève et que les acteurs s’inclinent et quittent la scène. Seulement alors, la foule se calma.
– « C’était palpitant! », applaudit Margaret, pleine d’enthousiasme. « Je pensais que la jeune femme serait dépassée par May. Je n’aurais jamais imaginé qu’elle serait capable de revenir. De plus, je ne sais pas si c’était une illusion ou non, mais son interaction avec le prince semblait encore plus naturelle que celle de May, c’était comme si… elle était en couple avec l’homme qui interprète le prince.
– « Très surprenant en effet » acquiesça Roland.
A la fin de la pièce, la personnalité d’Irène avait complètement changé. Son véritable talent d’actrice s’était pleinement révélé, lui conférant la capacité de garder confiance en elle devant l’écrasante présence scénique de May.
Cette capacité à voir son mari dans le personnage du prince et d’oublier qu’elle était sur scène en si peu de temps était remarquable. Selon toute vraisemblance, cette jeune actrice allait devenir une étoile montante. De plus, les cloches et la salve de tir imitées par Écho étaient tout aussi parfaits. Roland, qui n’avait pas eu le temps d’organiser des répétitions la concernant, lui avait laissé toute liberté. Mais jamais il ne se serait attendu à une aussi agréable surprise.
« J’ai échoué », se dit May en fermant les yeux.
Elle avait déployé tous ses efforts pour s’assurer que Ferlin Eltek jouerait le rôle du prince afin qu’il puisse se rendre compte qu’elle était la meilleure sur scène, espérant faire impression sur le chevalier. Elle avait bien l’intention de lui montrer qu’il existait un fossé incommensurable entre elle et Irène en l’emportant dans leur jeu d’actrices.
Pour cela, la Star était restée presque une semaine à Border Town, allant même jusqu’à accepter de répéter avec des gens qu’en temps normal elle aurait à peine regardés. Après tout ce temps, elle craignait qu’à son retour à la Forteresse le directeur du théâtre ne la considère plus de la même manière. May se sentait d’autant plus ridicule qu’elle n’avait même pas réussi à supplanter Irène. Non pas qu’elle ait échoué dans ses talents d’actrice, mais qu’elle n’était pas parvenue à gagner le cœur du chevalier.
Cela étant dit, il était temps de partir.
May prit une profonde inspiration, se changea et descendit par l’arrière de la scène.
Au bas des marches, un homme l’attendait.
Lui aussi était grand, beau et portait une armure argentée et rutilante. Ce devait être un chevalier de Border Town, mais contrairement à ײLumière du Matinײ qui arborait toujours un sourire chaleureux, celui-ci avait l’air froid et hautain, avec ses sourcils hauts, ses yeux longs et fins et ses lèvres minces.
– « Que se passe-t-il ? » Demanda May en fronçant les sourcils.
– « Mes respects, mademoiselle May », dit l’inconnu.
Alors qu’il s’adressait à elle, son apparence froide disparut immédiatement. « Je me présente, Carter Lannis, Chevalier en Chef de Son Altesse le Prince. Votre performance était si fascinante! Puis-je me permettre de vous offrir un rafraîchissement ? »