Zoé ayant fait ses adieux au Roi, repartit pour la Troisième Ville Frontalière, accompagnée des Sorcières du Châtiment Divin qui faisaient partie de l’expédition.
Après s’être occupée de l’arrogant Diable Supérieur, elle fut conduite par Althéa dans une pièce secrète des profondeurs souterraines où l’attendaient Pasha et Céline.
De toute évidence, celles-ci étaient préoccupées par bien d’autres questions que celle du prisonnier.
Althéa referma les lourdes portes de pierre et d’un bond, se retrouva devant-elle.
– « À votre avis, pouvons-nous gagner ? » Demanda-t-elle, inquiète.
– « N’avons-nous pas déjà triomphé ? » Répondit Zoé d’un ton neutre.
Althéa pointa un tentacule sur le front de Zoé :
– « Cessez donc de me faire enrager. Vous savez très bien de quoi je veux parler. »
Étant la seule Extraordinaire de Taquila, elle entretenait certainement une relation plus étroite que les autres avec les Sorcières Senior.
Si, après l’effondrement de l’Union, les survivantes avaient décidé de suivre un principe selon lequel “toutes les sorcières étaient aussi importantes les unes que les autres”, l’ancien système de classes avait encore une certaine influence.
« Je suppose que le fait qu’elle soit si détendue est bon signe », pensa Pasha avec un léger sourire.
– « En fait… je n’en suis pas certaine », dit-elle, ce qui eut le don de rendre son sérieux à Zoé. « Les Diables auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui sont sans doute très différents de ceux à qui nous avions affaire il y a quatre cents ans, non seulement par leur façon d’utiliser la magie mais aussi en matière de diversité d’espèces. » Elle reprit ensuite en détail le déroulement de la bataille : « Les arguments de Dame Alice étaient sans doute exacts, mais en suivant son plan, l’humanité échouerait inévitablement. »
Si les preuves avaient démontré que les Sorcières du Châtiment Divin étaient des armes potentiellement efficaces contre les Diables Supérieurs, à elles-seules, elles ne suffiraient pas sur le champ de bataille. Toute puissante qu’elle fût, une arme ne pouvait éviter les blessures. Face aux nouvelles machines de guerre, l’avantage de ces Sorcières du Châtiment Divin serait perdu et le projet de la Reine de la Cité des Météores perdrait tout son sens en temps de guerre.
Ceci dit, Pasha parut soudain soulagée, comme si elle venait de se débarrasser d’un lourd fardeau.
– « La bonne nouvelle dans tout ceci est que Dame Natalya avait raison. Nous n’avons donc pas suivi le mauvais chef. »
– « C’est une excellente nouvelle en effet », murmura Céline, la voix un peu étouffée par l’émotion, chose plutôt incroyable pour une personne qui avait plus de quatre cents ans.
En cet instant, Zoé Partageait leur ressenti.
Alors que la majorité des dirigeantes de l’Union soutenaient Alice, elles se tenaient résolument aux côtés de la Reine de la Cité des Chasseurs de Soleil pour une question de divergences d’idéologies. Et au moment où l’Empire des Sorcières était menacé, un conflit injuste les avait déchirées sapant les fondements mêmes de l’Union.
Jusqu’au dernier jour de sa vie, jamais Zoé ne pourrait oublier cet instant où, en mourant dans ses bras, une compagne d’armes de l’Armée Sacrée grièvement blessée lui avait dit : « Vous avez tout gâché. »
Depuis lors, toutes portaient cet énorme fardeau sur le cœur.
En réalité, la mort n’avait rien d’effrayant comparé au fait d’être incomprises et abandonnées par leurs compagnes, errant dans les ténèbres à la recherche d’une lueur d’espoir.
Si les sorcières échouaient dans leur mission, cela signifierait qu’elles avaient détruit le seul moyen de survivre et rien, pas même la mort, ne pourrait racheter cette faute impardonnable.
C’était cette ferme détermination qui leur avait permis d’endurer ces corps privés de sensations et de persister jusque-là.
Puisqu’elles avaient désormais la preuve qu’Alice faisait fausse route, toutes ressentirent un soulagement tel qu’elles n’en avaient pas éprouvé depuis fort longtemps.
En admettant que l’humanité vienne quand même à être détruite, le sort des survivants ne serait pas aussi critique.
– « Pour le moment, Dame Natalya est encore à égalité avec la Reine de la Cité des Météores », souligna Althéa en frottant son nez qui n’existait plus depuis longtemps. « Ne nous réjouissons pas trop vite, nous n’avons pas encore remporté la victoire finale. »
– « Ne vous inquiétez pas car sous cette apparence, si vous avez envie de pleurer, personne ne le verra. »
– « Pasha! »
Zoé secoua la tête en souriant :
– « Je n’ai pas terminé… Certes, nous ne pouvons savoir avec certitude qui gagnera cette guerre, cependant, j’ai entrevu l’espoir. »
À ces mots, les trois Sorcières Senior se turent.
Au cours de ces quatre cents ans de recherches à tâtonner dans le noir, l’espoir était tout ce qu’elles attendaient. L’esprit en proie à la confusion, plus le temps passait, plus la souffrance s’intensifiait. Au départ, elles discutaient souvent des capacités de l’Élue de Dieu, se demandant quel âge pouvait-elle bien avoir ou encore à quoi elle pourrait ressembler… Mais depuis que les sorcières avaient chargé les Marchands Noirs de la rechercher, plus personne n’osait en parler, de crainte de s’en faire une fausse idée.
Si jamais elles trouvaient quelqu’un qui soit en tout point conforme à leurs critères et qu’il s’avérait que ce ne soit pas la bonne personne, elles n’auraient pas pu le supporter.
L’espoir était donc devenu un luxe pour ces sorcières, mais à présent, elles ne craignaient plus de prononcer ce mot.
En réalisant cela, l’antique sorcière eut un moment de silence que Pasha finit par rompre :
– « Est-ce à dire que nous allons pouvoir accomplir la mission que Dame Natalya nous a confiée ? »
– « Confiée ? » S’écria Althéa, stupéfaite. « Mais nous n’avons même pas encore trouvé l’Élue! »
– « Je ne sais qu’en penser », dit Zoé en haussant les épaules. « Dans les livres anciens de la civilisation souterraine, il n’existe aucune règle stipulant que les détenteurs des clés doivent impérativement être des femmes plutôt que des hommes. Nous ignorons même si le concept de genre leur est applicable. »
Natalya avait laissé un testament selon lequel si elles parvenaient à trouver l’Élue, toutes devraient la considérer comme leur chef, éradiquer les Diables et reconstruire Taquila. Et même si la Pierre à Cinq Couleurs révélait un Élu différent de à quoi elles s’attendaient et incapable d’activer l’Instrument de la Rétribution Divine, c’était cohérent pour ce qui était de la lutte contre les Diables.
– « Je ne pense pas que cela pose problème », dit enfin Céline. « Les livres anciens ne précisaient pas non plus qu’il n’y aurait qu’un seul candidat. Si nous découvrons une nouvelle sorcière qui corresponde aux critères, nous pourrons toujours changer d’avis. »
– « Puisque vous êtes toutes d’accord … eh bien soit », soupira Althéa, impuissante.
– « Oublions cela pour le moment. Ceci dit, je ne pense pas qu’il soit nécessaire de changer de candidat », dit Zoé en regardant Pasha. « Ce qui vous inquiétait a déjà commencé à se produire. »
– « Les sorcières vous auraient-elles exclue du combat ? »
– « Pas de manière flagrante », répondit-elle en racontant l’histoire de ce qui s’était produit avec Camilla. « Lorsqu’elle a appris que ce serait moi l’interrogateur, elle a immédiatement accepté ma requête de connecter l’âme du Diable. Cela montre bien que même si elle se préoccupe de la sécurité des sorcières, cela n’inclut pas les monstres immortels comme moi. »
L’atmosphère était un peu tendue. Cent ans auparavant, Pasha avait évoqué cette possibilité. Si elles se considéraient toujours comme des sorcières, ce n’était pas nécessairement le cas de la nouvelle génération. Que ce soit au niveau de l’apparence, des caractéristiques ou encore des capacités, ces antiques sorcières n’avaient aucune similitude avec elles. Elles ne ressemblaient ni à des sorcières, ni même à des êtres humains. Pour les avoir acceptées avec tant de facilité, Roland Wimbledon n’était vraiment pas un homme comme les autres.
L’histoire de l’Union s’effaçant peu à peu, les nouvelles éveillées pourraient ne plus les considérer comme des sorcières. Et dans un scénario extrême, celle-ci finiraient peut-être même par les utiliser comme cobayes pour explorer les mystères du pouvoir magique et les techniques de la civilisation souterraine.
Bien que cette idée soit quelque peu pessimiste, cela pourrait finir par se produire au bout de plusieurs siècles, voire dans des milliers d’années.
En entendant Zoé se dénigrer ainsi, Pasha soupira :
– « Je vois, mais ceci dit, je n’ai aucun regret. »
Toutes ayant pris cette décision de leur plein gré, aucune n’ajouta rien.
– « Si nous parvenons à réaliser les souhaits des Trois Chefs, notre mission sera terminée. » puis, après un bref silence, elle ajouta : « Nous n’avons aucun contrôle sur ce qui se produira dans le futur… mais au moins pouvons-nous planifier notre propre sortie. »
– « Devrons-nous nous cacher dans les montagnes, disparaître ou trouver un endroit où nous enterrer ? » Demanda Althéa, mécontente.
– « Bien sûr que non », répondit Pasha en agitant ses principaux tentacules, « nous pourrions être une force indispensable pour le royaume des humains. »