– « Comment cela ? » Demanda Cendres, surprise.
– « La magie a de nombreux effets. Par exemple, elle rend nos corps plus flexibles, nous guérissons plus vite qu’une personne ordinaire et d’une manière générale, sommes en meilleure santé », expliqua doucement Phyllis. « Elle modifie également notre tempérament. »
– « Une minute! Qu’entendez-vous par là ? »
– « Lorsque nous autres sorcières utilisons nos pouvoir, nos aspirations sont aussitôt exacerbées, ce qui fait de nous des personnes différentes. Imaginez que vous voyiez une amie se faire tuer : chez les sorcières, cela peut créer un traumatisme susceptible de les rendre indifférentes, voire impitoyables », répondit Phyllis sans quitter des yeux les flammes vacillantes. « Si cet état mental peut-être avantageux à une guerrière, il finira progressivement par en faire… »
– « Quoi donc ? » S’enquit Cendres, mal à l’aise.
– « Un monstre. »
À ces mots, Cendres fit un pas en arrière et manqua de trébucher.
Cela lui rappelait son passé… durant lequel elle n’avait fait que tuer des membres de l’Église. Elle se rappela la façon dont elle les éliminait les uns après les autres. Elle était devenue une tueuse incontrôlable, couverte de sang et se sentait infiniment puissante. Cependant, rétrospectivement… elle n’était qu’une enveloppe vide, dépourvue de toute émotion réelle et n’avait retrouvé son humanité qu’après sa rencontre avec la Princesse Tilly.
« Bien sûr, cela ne concerne pas toutes les sorcières. Ce n’est qu’une tendance. Face à la guerre, tout le monde se souciant de sa survie, cette longue période de lutte désespérée peut rendre fous même les gens ordinaires. Nous sorcières avons au moins l’avantage de pouvoir transformer ce désespoir en folie intrépide. » Phyllis marqua une pause avant d’ajouter : « Même si vous avez du mal à comprendre les événements qui se sont déroulés à l’époque de l’Union, nos méthodes ont du sens. Si elles n’avaient pas été aussi déterminées, jamais les Trois Chefs n’auraient pu devenir des Transcendantes. »
– « Je vois… » Cendres tisonna le feu de camp qui vacilla légèrement. « Qu’adviendra-t-il des sorcières si la Bataille de la Divine Volonté dure à jamais ? »
– « Nul ne le sait. Peut-être même auront-elle un physique différent », répondit Phyllis d’un ton léger. « Les sorcières sont réputées pour avoir de beaux traits, mais si elles deviennent inhumaines, elles pourraient prendre une apparence étrange, un peu comme les Diables. »
À nouveau, les flammes vacillèrent et durant un instant, le silence tomba sur la grotte.
– « Puis-je savoir pourquoi vous avez décidé de combattre les Diables ? » Demanda Phyllis au bout d’un moment. Puis, voyant que Cendres hésitait, elle ajouta : « Pour nous, la raison est très simple. Nous voulons rendre sa gloire à Taquila. C’est cette conviction profonde qui nous a permis de tenir jusqu’ici. »
– « Vous voulez reconstruire Taquila ? »
– « Bien sûr! À nos yeux, cet endroit représente beaucoup plus qu’une Ville Sainte. S’il le faut, nous sommes prêtes à consacrer nos vies à sa reconstruction. Cependant, si le Roi Roland parvient à vaincre les Diables, ce sera la preuve qu’il est plus compétent que ne l’étaient les Trois Chefs et si la coopération entre les sorcières et le peuple peut offrir à tous un avenir prometteur, nous ne voyons aucune objection à le soutenir. »
Cendres demeura un moment silencieuse avant de répondre :
– « Je veux simplement protéger une personne qui m’est chère et l’aider de mon mieux. Si elle a l’intention de chasser les Diables du Pays de l’Aurore, je m’en chargerai. »
– « Je vois… » dit Phyllis. « Pardonnez-moi, mais je crains que ce ne soit pas une conviction suffisante face à l’ennemi. »
– « Et pourquoi donc ? »
– « Parce qu’elle est trop vaste, trop peu centrée », répondit Phyllis en écartant les mains. « Vous risquez de vous perdre, en particulier au moment crucial, lorsque vous frôlerez la mort. Il est difficile de déterminer ce qu’une personne souhaite exactement. Etes-vous certaine de savoir ce qu’elle veut ? »
– « Bien sûr! Elle… »
Soudain, Cendres s’interrompit.
« Est-ce Tilly qui a voulu que j’aille combattre les Diables en première ligne ? » Il était évident que non. C’était sa propre décision. Lors de la mission précédente qui consistait à localiser l’ennemi pour positionner l’instrument fantôme, elle aurait peut-être eu raison à ce sujet mais là, elle avait accepté, à la demande de Roland, de rejoindre l’équipe des tireurs d’élite et ce même si Tilly ne prenait pas personnellement part à la guerre.
Certes, c’était en partie dans l’intention d’accroître la réputation des Sortilèges de l’Île Dormante au sein de la Cité Sans Hiver et du même coup le statut de Tilly à la cour.
Mais était-ce la seule raison ?
Cendres regarda les sorcières endormies. La fatigue se lisait toujours sur leurs visages mais elles avaient l’air calme et paisibles. Son regard passa de Sylvie à Maggie, puis à ses autres compagnes.
– « Pourquoi me dites-vous tout cela ? » Demanda-t-elle soudain.
En effet, même si toutes deux avaient parfois eu l’occasion d’échanger leurs expériences en matière de combat et de maniement d’épée, elles étaient loin d’être des amies proches. Pourtant, Phyllis, qui ne semblait pas être le genre de personne à parler de tout à n’importe qui, venait de partager avec elle ses convictions au sujet du tempérament des sorcières et des ambitions des survivantes de Taquila.
– « Parce que vous êtes une Extraordinaire », répondit gravement son interlocutrice. « Votre potentiel inimaginable fait de vous la fleur des sorcières. » dit Phyllis d’un ton sombre. À l’époque de l’Union, les Extraordinaires de type combattantes étaient entraînés avec le plus grand soin. Celles qui parvenaient à repousser leurs limites pour devenir des Transcendantes étaient en mesure de tuer seules un Diable Supérieur, ce qui augmentait leur popularité et les rendaient dignes d’être élues comme nouveau chef de l’Union. »
Phyllis se leva et salua Cendres :
– « Je suis sans doute mal placée pour enseigner à une Extraordinaire les moyens de s’améliorer, mais si vous voulez devenir un leader, l’état mental est indispensable. Pour autant que je sache, toutes les Transcendantes de l’Union le sont devenues au combat et les Extraordinaires qui n’ont pas réussi à le devenir ont été tuées par les Diables. » Elle marqua une pause. « J’espère que cela ne vous arrivera pas, Extraordinaire Cendres. »
Surprise par l’honneur que lui faisait la Sorcière du Châtiment Divin à travers ces derniers mots, Cendres fronça les sourcils :
– « Vous n’avez pas à… »
– « Je ne suis qu’une vieille imbécile qui n’a pas vu de Transcendante depuis plus de quatre cents ans », répondit Phyllis en riant. « Ne vous inquiétez pas, je ne me permettrai pas de vous saluer ainsi devant tout le monde. Sur ce, il est temps pour moi d’aller dormir. Je vous revois dans deux heures. »
– « D’accord, bonne nuit. »
Le silence revenu dans la grotte, Cendres leva les yeux et contempla un long moment le ciel à travers la fissure du plafond.
Roland mit fin à sa conversation téléphonique avec la ligne de front et s’empressa de tracer un nouvel itinéraire sur la carte.
Cela faisait 22 jours que l’Opération Sommet avait commencé et jusqu’à présent, le plan se déroulait sans heurts. D’autres Démons Volants ayant été repérés en train de surveiller la forêt, la Première Armée déviait de plus en plus de la route principale. L’ennemi, qui, apparemment, accordait la plus grande importance aux ruines de Taquila, laissait ainsi un vaste angle mort au sud de leur avant-poste.
Bien entendu, les Diables avaient laissé des patrouilleurs en place à proximité de manière à ce que personne ne puisse approcher sans se faire repérer.
Mais la Première Armée n’en avait pas besoin, dans la mesure où le Bataillon d’Artillerie, équipé de Canons de Forteresse améliorés et de tableaux de tir complets, était en mesure de porter un coup précis et fatal à une cible située à plus de dix kilomètres.