– « Je suis désolée », s’excusa Wendy. « Rossignol a toujours été très directe mais comme je vous l’ai dit, elle n’est absolument pas méchante. Ne prenez pas ce qu’elle dit trop à cœur. Si vous décidez de couper les ponts avec les Sortilèges de l’Île Dormante, votre vie n’en sera que plus difficile… »
Les sorcières ne pouvaient plus dire un mot, en particulier Azéma, dont l’expression était particulièrement déplaisante. Rien qu’à voir sa poitrine se soulever, il semblait évident qu’elle était relativement perturbée.
Face à une moquerie ordinaire, elle aurait peut-être pu en rire, voire protester ou argumenter. Mais les paroles de Rossignol la laissaient sans voix et mise à part l’accusation de lâcheté, le reste lui avait fait l’effet de clous que l’on aurait enfoncés dans son cœur.
À l’époque où elles erraient dans la Région de l’Est, elles travaillaient toutes très dur pour survivre. Une feuille de cuivre à la main, elle cherchait inlassablement, telle un sale petit rat, d’éventuels Royals de bronze que d’autres avaient laissé tomber et les échangeait contre du pain et d’autres produits alimentaires. Si elle avait été seule, cela lui aurait suffi pour survivre dans n’importe quelle ville mais elle avait de nombreuses compagnes à prendre en charge.
Les jours où le rendement était insuffisant, elles étaient obligées de supporter la faim.
Azéma savait pertinemment qu’elle n’était pas lâche, sans quoi jamais elle n’aurait eu le courage de quitter sa maison et de s’aventurer seule sur des terres inconnues. Jamais non plus elle ne serait devenue chef d’un groupe aussi nombreux.
Mais Rossignol avait absolument raison. Depuis leur rencontre avec l’Association du Croc Sanguinaire, elles avaient progressivement perdu leur esprit d’indépendance. Plutôt que de ramasser des restes pour survivre, ces sorcières de combat préféraient s’attaquer directement aux Rats. Lorsque la chance était de leur côté, elles pouvaient gagner en une journée autant qu’elle collectait en deux semaines de dur labeur et n’avaient besoin de ses conseils que lorsqu’elles traversaient des régions désertes et sauvages.
L’immense capacité de combat de l’Association du Croc Sanguinaire était pour elles une garantie de sécurité. Elle n’avait plus besoin de s’inquiéter de savoir si elle avait assez d’argent pour acheter la nourriture nécessaire ou si elle pouvait se permettre l’escorte d’une caravane. Une situation qui n’avait pas changé même après qu’elles aient rejoint des forces plus importantes.
Après un long silence, Azéma serra les dents :
– « À quel point cela sera-t-il difficile ? » Demanda-t-elle.
– « Je ne connais pas le montant exact que les Sortilèges de l’Île Dormante a l’intention de distribuer pour les frais de subsistance, mais il devrait-être au moins égal à celui que touchent les sorcières de notre Association, à savoir un Royal d’or par mois, ce qui correspond à quatre ou cinq fois le salaire d’une personne ordinaire », répondit Wendy, un peu tendue. « Cet argent vous suffira pour la nourriture et l’hébergement, mais il ne vous restera plus grand-chose pour le superflu.
« Par ailleurs, si vous décidez de quitter les Sortilèges de l’Île Dormante, sachez que, du moins dans l’immédiat, l’Association des Sorcières ne sera pas en mesure de vous accueillir. La raison en est simple : Sa Majesté ne veut pas de fossé entre nos deux organisations, ce genre de choses ayant vite fait de créer des malentendus… »
– « Vraiment ? » Coupa Azéma, indignée. « 20 Royals d’argent par mois et par personne, cela fait 120 Royals d’argent au total. Pense-t-elle vraiment que je ne peux pas gérer cela toute seule ? La plaisanterie n’est pas drôle! Je ne suis pas noble de naissance, moi. Je n’ai pas hésité à fouiller les égouts et les décharges pour un peu de nourriture. Et cette difficulté me rebuterait ? Ce n’est qu’une broutille et je vais vous le montrer, Rossignol, car je sais que vous êtes toujours là! »
« Mlle Azéma… »
Wendy était sur le point de tenter une autre approche pour la convaincre mais Doris la retint :
– « Je sais que vous voulez notre bien, mais je pense que nous sommes allées un peu trop loin. Je me sens rouge de honte après la manière dont Mlle Rossignol nous a réprimandées », dit-elle, gênée, en touchant ses joues rouges avant d’ajouter d’une voix douce : « Il se peut qu’Heidi Morgan ne nous ait jamais considérées, mais nous ne pouvons pas continuer ainsi. Cette fois, je soutiens la décision d’Azéma. »
– « Moi aussi car si elle est lâche, alors que dire de nous! »
– « Moi aussi! » S’écrièrent toutes les sorcières à l’unisson.
– « J’ai décidé de quitter les Sortilèges de l’Île Dormante. Et je ne gagnerai pas juste ce qu’il faut pour survivre! Un jour, je leur rendrai tout ce que je leur dois! Je vous ferai ravaler vos paroles, Rossignol! » Cria-t-elle aux quatre coins de la pièce.
Wendy soupira et resta un moment silencieuse :
– « Puisque c’est votre décision, je me charge de l’expliquer à Son Altesse Tilly », répondit-elle enfin. « Je ferai tout mon possible pour que le Roi maintienne votre indemnité spéciale de manière à ce que lorsque vous serez prêtes à travailler, vous touchiez une prime supplémentaire qui vous facilitera grandement la vie. »
– « Comme vous voudrez », répondit sèchement Azéma en se détournant.
En quittant le quartier résidentiel, Wendy ne put s’empêcher de soupirer.
– « Quelque chose ne va pas ? » Demanda la voix de Rossignol derrière elle.
– « Non rien. Mais tout à coup, je me sens un peu… honteuse », murmura la responsable de l’Association des Sorcières. « Je ne suis pas comme elles se l’imaginent. Mon seul but était de les convaincre de travailler pour Sa Majesté. »
– « Pourtant, vous avez agi ainsi parce que vous pensiez que ce serait mieux pour tout le monde, je me trompe ? Si les choses restent en l’état, leur attitude de défi risque d’affecter la Princesse Tilly et de nuire aux Sortilèges de l’Île Dormante », dit Rossignol en se montrant. « J’ai vu tellement de gens comme elle! Parfois, il est beaucoup plus efficace de les frapper violemment pour leur remettre les idées en place plutôt que de faire appel à leur bon sens. Certaines personnes sont si bornées qu’elles ne se repentent que lorsqu’elles sont face à la mort. »
Wendy ne put s’empêcher de rire :
– « Apparemment, j’ai bien fait de faire appel à vous. Vous avez réussi à faire taire une femme qui n’avait pas la moindre gêne à exprimer son mécontentement à Tilly en personne. Je reconnais bien là la Tueuse de l’Ombre à qui toute la Cité du Roi vouait une crainte révérencielle! »
– « Je n’ai fait que suivre votre plan », répondit Rossignol, la bouche en cœur. « Je me suis simplement montrée un peu plus dure. »
– « Quoi qu’il en soit, ça a été efficace! » S’exclama Wendy. « Certes, j’en avais des sueurs pour elle. Pour tout vous dire, je ne faisais pas semblant lorsque je vous ai crié d’arrêter. À sa place, j’aurais sans doute pris la même décision. »
– « Une minute! …Pourquoi ai-je la nette impression qu’il ne s’agit pas d’un compliment ? » Grommela Rossignol.
– « Bien sûr que si! Vous me croirez si je vous parle de Boissons du Chaos ? » Wendy se mit à rire et prit la main de Rossignol : « Que diriez-vous d’échanger un billet de 10 contre quelques rafraîchissements ce soir même ? »
– « Très bien, je vous crois. »
Après avoir lu le rapport de Wendy, Roland se sentit enfin rassuré.
La plupart des sorcières de l’Île Dormante étaient favorables au recrutement, quant aux groupes minoritaires, ils ne causaient guère de problèmes. Tout se présentait comme il l’espérait. Si les choses continuaient ainsi, il y aurait bientôt des sorcières dans tous les secteurs de production. Partout où les gens iraient, ils croiseraient ces belles jeunes femmes dont on pouvait dire qu’elles étaient le décor unique et exclusif de la Cité Sans Hiver.
Plus important encore, l’arrivée de soixante-dix nouvelles sorcières stimulerait considérablement l’industrie de la ville.
À cette seule pensée, il se sentit rempli d’espoir.
Soudain, le téléphone se mit à sonner : c’était l’Hôtel de Ville.
– « Votre Majesté », annonça Barov à l’autre bout du fil, « la flotte de Sander Flyingbird, l’explorateur des Fjords, vient d’arriver au Port des Eaux Peu Profondes. »