En apercevant l’armée des Diables, Loélia avait aussitôt compris qu’il fallait fuir et retourner en ville.
En effet, Roland, tout comme Foudre, l’avaient bien prévenue que si elle rencontrait un adversaire trop puissant pour pouvoir l’affronter seule, mieux valait battre en retraite et avertir au plus vite la Cité Sans Hiver.
Après tout, elle avait déjà fait ses preuves au cours des précédents combats. Par ailleurs, elle aurait beaucoup plus de chances d’affronter ces Diables une fois qu’ils auraient envahi la cité.
Ceci dit, Loélia, qui ne voulait pas que tout le monde en ville sache qu’elle s’était enfuie à la vue de l’ennemi, avait décidé de rester un moment et de surveiller de haut les mouvements des Diables. Si elle pouvait lui donner de plus amples informations à leur sujet, le grand chef lui en serait infiniment reconnaissant.
Qu’importe ce qu’il avait pu lui dire lors de leur première entrevue, qu’il ait été ironique ou simplement préoccupé, si elle avait fait tout cela, ce n’était pas pour obtenir de lui des excuses mais son approbation. Pour parler simplement, c’était pour elle une question d’honneur. De plus, le chef n’en estimerait que davantage le clan du Feu Ravageur.
Bien entendu, Loélia n’avait pas l’intention de révéler aux sorcières ce qu’elle avait en tête en prenant de tels risques. Elle préférait leur faire croire qu’elle avait agi par simple curiosité.
– « Très vite, j’ai découvert une tour de pierre abandonnée couvertes de mousse et de plantes grimpantes près des ruines de Taquila. Celle-ci était à moitié effondrée, mais je ne voyais pas de meilleur poste d’observation dans tout le secteur.
« Comme je voulais, en cas d’urgence, être libre de me transformer et de m’enfuir au plus vite, j’ai enlevé mes vêtements que j’ai rangés dans mon sac à dos, je me suis enveloppée dans une cape et je suis montée au sommet de la tour.
« Une fois là-haut, j’ai découvert dans les murs une ouverture recouverte de lianes. Une cachette idéale pour moi car elle me permettait de ne pas être repérée par les Bêtes Volantes qui survolaient la tour.
« C’est à ce moment seulement que j’ai pu observer les énormes bêtes.
« Ce ne sont pas des créatures vivantes!
– « Comment cela ? » Coupa Wendy, surprise.
– « C’est mon avis », murmura Loélia. « Ces monstres n’avaient pas les caractéristiques des êtres vivants. Ils ressemblaient plutôt… »
– « À quoi ? »
– « Au pont de fer que votre peuple a construit sur la Rivière Écarlate. »
Les sorcières se regardèrent, déconcertées :
– « Un pont ? »
– « Sur le moment, je n’y croyais pas, mais c’est pourtant la vérité. » Loélia toussa faiblement : « Leur dos droit ressemblait au tablier d’un pont avec, de part et d’autre de leur torse, deux longues jambes semblables à des piliers de soutien. Ils n’avaient ni chair, ni sang. Je pouvais voir à travers leurs os et leurs pièces métalliques. »
Épouvantée, Wendy en eut le souffle coupé.
« Un pont d’acier qui marche ? Serait-ce une nouvelle invention des Diables ? »
Loélia fit une courte pause et reprit son récit ;
– « Leur squelette mesurait près de trente mètres de haut et de nombreux Diables étaient fermement attachés dessus. De loin, on aurait dit qu’ils étaient couverts d’œufs d’insectes. Un énorme sac pendait d’un côté de leur abdomen, comme si leurs organes internes étaient tombés de leur corps. Je le voyais palpiter et de la brume rouge coulait sous la peau. Au nom des Trois Dieux, on aurait dit le mal incarné », conclut-elle en posant son poing sur son cœur.
– « Et ensuite ? » Demanda Cendres en fronçant les sourcils.
– « Ces monstres se sont accroupis près des ruines. C’est alors que des centaines de tubes sont sortis de leur sac et se sont enfoncés dans le sol. En quelques secondes, tout, autour d’eux est devenu marron foncé. L’herbe et les plantes se sont mis à dépérir, comme si quelque chose les vidait de toute vie. Puis la plupart des Diables, à leur tour, se sont enfouis dans le sol. Il ne restait plus dans les ruines que quelques centaines de Diables Fous et une douzaine de Démons Volants, sans doute des vigiles ou des patrouilleurs. »
– « Avez-vous vu une créature tentaculaire aux multiples yeux ? » Demanda Wendy tout en notant les détails que venait de leur donner Loélia. « En général, il est posté très haut et à première vue, ressemble à un corps globuleux et tremblant. »
– « Vous voulez parler du Diable Surveillant ? Foudre m’a parlé de ce monstre terriblement dangereux mais je n’ai rien vu de tel parmi les forces ennemies. »
– « Comment se fait-il que vous ayez été blessée ? »
– « J’ai sous-estimé l’ennemi », répondit Loélia, un brin déprimé. « Durant les trois jours où je suis restée cachée au sommet de la tour, j’ai vu beaucoup de Démons Volants survoler le secteur, mais rien ne semblait indiquer qu’ils surveillaient les lieux. En entendant un Diable Fou sonner de la corne, j’ai cru qu’il cherchait à attirer l’attention du gros des troupes. Mais alors que je m’apprêtais à fuir, j’ai constaté que plusieurs escouades de Diables étaient déjà tapies non loin de la tour et m’attendaient. »
– « Une minute! Vous voulez dire qu’ils vous ont tendu un piège ? » Demanda Crépuscule, surprise. « Comment ont-ils fait pour s’organiser ? Vous disiez qu’ils n’étaient rien d’autre que de puissantes bêtes simples d’esprit… »
– « Les Diables de rang inférieur sont en effet stupides », répondit doucement Tilly. « Mais il n’en va plus de même lorsqu’ils ont quelqu’un pour les diriger. Il y avait sans doute parmi eux un Diable Supérieur. »
– « Il est impossible de trouver la parfaite tactique de combat lorsque l’on ne connait pas l’adversaire », dit Cendres en tapotant l’épaule de Loélia. « Le fait que vous ayez réussi à échapper à un ennemi aussi redoutable et à rentrer à la Cité Sans Hiver est déjà un exploit impressionnant. »
C’était la première fois que Wendy entendait un tel compliment de la part de l’Extraordinaire.
– « Peut-être. Heureusement que le Diable Supérieur n’est pas venu personnellement me capturer », répondit la jeune femme-loup avec un faible sourire. « Sitôt que j’ai compris que j’étais repérée, je me suis transformée en loup et ai tenté de m’échapper sous le couvert de la nuit, de manière à ce que les lanciers qui me poursuivaient ne puissent m’atteindre. J’ignore combien d’ennemis étaient après moi à ce moment-là, mais je voyais encore planer quelques Démons Volants. »
– « Vous… vous avez tué tous vos poursuivants ? » Demanda Tilly, confuse.
En entendant cela, Wendy eut un soupçon. Et si Loélia, voyant qu’elle ne parvenait pas à se débarrasser de ses ennemis, s’était laissée attaquer sans répliquer ? La gravité de ses blessures semblait corroborer cette hypothèse. De toute évidence, elle était dans une situation désespérée.
– « Non… Je ne sais pas pourquoi, mais ils ont interrompu leur poursuite », répondit la Princesse. « S’ils m’avaient poursuivie une journée de plus, je serais morte d’épuisement, mais contre toute attente, ils ont décidé de battre en retraite. »
– « La Brume rouge! » S’écria aussitôt Tilly. « Ils craignaient certainement de gaspiller inutilement la Brume Rouge qu’ils avaient apportée. Vous souvenez-vous de l’endroit où vous vous trouviez lorsqu’ils ont fait demi-tour ? »
Loélia se frotta le front et réfléchit un instant :
– « C’était à environ deux mille ou trois mille mètres de la prairie. »
– « Où est la carte ? Donnez-moi vite une carte! »
En voyant Tilly évaluer les distances, Wendy eut soudain une idée de ce que pourraient être ces squelettes monstrueux auxquels Loélia avait fait allusion. Elle se souvient des Bêtes de Siège de l’Église et se dit que ces monstres étaient peut-être aussi des machines mues par le pouvoir magique et destinées à transporter la Brume Rouge. Si tel était le cas, ce qu’avait décrit la femme-loup prendrait tout son sens, le fait que les Diables s’enfoncent dans le sol pollué par la Brume Rouge lui rappelant étrangement ce qu’elles avaient vu dans la Cité des Diables derrière la Montagne Enneigée.
« Si j’en crois le rapport de Loélia, les Démons Volants qui ont quitté les ruines de Taquila ne pourraient pas aller plus loin que la lisière des Terres Barbares. Cela signifie-t-il que la Cité Sans Hiver est toujours en sécurité ? » Se demanda la sorcière.
Lorsque la femme-loups eut terminé son récit, elle était épuisée et du sang suintait de ses blessures, tachant à nouveau ses bandages.
Wendy la réconforta et lui demanda de se reposer jusqu’au retour de Naela, après quoi elle fit sortir les sorcières de la chambre et ferma doucement la porte derrière elles.