– « Ça fait mal! Terriblement mal! C’est insupportable! »
Dépité, le monstre frappa l’eau de ses tentacules. La “lame” et le “pied” dissimulés dans son corps tremblaient, visiblement effrayés par ce sursaut de colère.
Il savait ce qu’était la douleur, car depuis sa naissance et jusqu’à ce qu’il devienne Gardien du Nid, il avait mainte fois combattu des ennemis et avait souffert tant de blessures, douleurs, annexions et évolutions que ses sens s’étaient aiguisés. Ces sacrifices, en effet, étaient indispensables pour pouvoir absorber le pouvoir magique.
Cependant, ce n’était pas la douleur qui le mettait dans cet état… mais un sentiment jamais éprouvé auparavant.
Il tenta de l’associer à d’autres réactions mais s’aperçut très vite que c’était inutile. Ce sentiment était instinctif chez la plupart des espèces quelles qu’elles soient : c’était la peur.
C’était la première fois que le monstre éprouvait ce type d’émotion, qui l’avait d’abord déconcerté et suscité sa colère.
« Ah! Combien j’aimerais la tuer! Tuer ce minuscule ver qui ose entrer dans mon corps et me défier avec son tout petit grain de pouvoir magique! Un jour, je la réduirai en pièces et accrocherai sa tête à son squelette comme l’ont fait ces insectes de la Brume Rouge! »
Pourtant, la créature n’avait besoin ni de la colère ni de la peur pour grandir. Cela ne lui avait d’ailleurs jamais traversé l’esprit car elle ne redoutait pas la douleur ni ne se laissait abattre par une défaite momentanée.
Pour tout dire, elle ne pensait qu’à évoluer. À ses yeux, c’était beaucoup plus important que la survie qui n’intéressait que l’individu tandis que la première représentait la sublimation de l’espèce.
Mais quelque chose dans son corps ne tournait pas rond. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ?
Le seul fait d’y réfléchir lui donnait une sérieuse migraine. Outre le fait d’avoir détruit le tiers de son corps, ces flammes brûlantes lui avaient également engourdi l’esprit.
« J’ai besoin de temps pour me reconstruire un corps et pour trouver la réponse. »
Réprimant sa peur et toutes ces émotions subtiles jamais ressenties auparavant, le monstre plongea au fond de l’océan.
Une dizaine de jours plus tard, le monstre se glissa hors de la cachette et relâcha toutes les “lames” et les “pieds” enfermés dans son corps.
Certes il avait subi de lourds dommages lors de ce combat, mais peu lui importait car lorsqu’il serait totalement remis, les parties de son corps endommagées se régénéreraient.
Pour l’heure, étant affamé, la nourriture était sa plus urgente préoccupation.
Entre-temps, le monstre avait réfléchi et tiré certaines conclusions relatives à ses problèmes.
En effet, il s’était aperçu qu’il avait perdu bon nombre des phéromones prises à différents types de créatures. Celles-ci pouvant contribuer à l’évolution de leur race, c’était la principale tâche des Gardiens du Nid que de les collecter. Cette perte pouvait s’expliquer. En effet, suite à la violente explosion, aux flammes et aux intenses vagues de chaleur, le monstre avait perdu le contrôle de son corps dont certaines parties qui contenaient les cerveaux où étaient stockées les phéromones s’étaient tordues et brisées. Certes, il était en grande partie guéri, mais ces phéromones avaient bel et bien disparu. Lorsque des outres sont crevées, le fait de les réparer ne ramènera pas leur contenu.
« Peu importe », pensa-t-il. « Si je me souviens bien, il y a des insectes partout. Je vais pouvoir récupérer ce que j’ai perdu et si par chance je parviens à conserver le plus important, c’est-à-dire cette créature de la Brume Rouge aux multiples yeux, je m’en remettrai. »
« Mais le problème est que j’ai perdu le contact avec la mère du nid. C’est incroyable! »
Depuis sa naissance, ce monstre était en si étroite relation avec ceux de son espèce que lorsqu’ils se trouvaient dans les mêmes eaux, peu importe la distance, ils pouvaient sentir la présence du nid principal. Et par le biais des vagues, il était en mesure de transmettre à ses semblables les phéromones collectées et partager les instructions concernant l’évolution.
Blessé, le monstre ne s’était guère soucié de ce problème mais une fois son esprit suffisamment clair pour transmettre les phéromones de la créature aux multiples yeux, il comprit d’où lui venait ce sentiment indescriptible : même à marée basse et lorsque les eaux se rassemblaient, il n’entendait plus la voix du nid principal.
Il se demanda d’abord si le problème ne venait pas de ce que son corps n’était pas entièrement régénéré, mais il se souvint que tant qu’ils étaient en vie, les individus de son espèce ne perdaient jamais le contact avec le nid central. Le monstre s’examina donc méticuleusement et s’aperçut qu’une partie de son cerveau s’était mélangée avec la créature qu’il n’avait pas totalement engloutie.
« Ce misérable insecte a dû profiter de ce que j’étais dans un moment de faiblesse pour mener une lutte désespérée », pensa-t-il, tout d’abord furieux et inquiet devant la réalité. Mais très vite, il se calma : à ses yeux, cette créature sous évoluée était insignifiante et n’avait pas su tirer réellement parti de son comportement.
Désormais, il ne ressentait plus en lui la présence de cette créature mais pouvait “voir” à travers ces yeux étranges toutes sortes de créatures primitives qui l’observaient.
Après mûre réflexion, le monstre trouva enfin la réponse à la question qui les préoccupait.
S’il ne pouvait plus communiquer avec le nid principal, c’était à cause de cette fusion qui, de plus, lui communiquait certaines sensations étranges ressenties par la créature, comme par exemple la peur, la colère ou encore la notion d’égo.
Étant donné les circonstances, le monstre allait devoir retourner à la Mer du Zénith et informer la Mère du Nid de ce qui venait de se produire, après quoi il lui faudrait se livrer à elle car puisqu’il lui était impossible de transmettre l’information par le biais des vagues, l’annexion serait un moyen idéal pour le groupe de conserver toutes les phéromones et d’obtenir ainsi des instructions utiles quant à l’évolution.
Le monstre avait beau savoir qu’au sein de sa communauté, l’évolution primait sur la survie, voilà qu’il hésitait.
En effet, il avait infiniment plus réfléchi en dix jours qu’il ne l’avait fait ces cent dernières années. On aurait dit que ce qui était autrefois des instincts chez lui, comme combattre, annexer, collecter et se développer, était en train de disparaître…
Par ailleurs, il était conscient qu’il n’existait pas de limites à l’utilisation des phéromones.
Chaque étape de l’évolution était un choix décidé par la prudence, les phéromones collectées par chaque Gardien du Nid devant être transmises au nid central, où elles seraient analysées, triées par ordre de valeur, reconstruites et transformées en instructions propices à l’évolution. Celle-ci ne concernait pas seulement les Gardiens du Nid mais tous les éléments du groupe, du nid central aux “lames” et aux “pieds” permettant ainsi à tous de grandir progressivement.
Il y avait donc peu de différences entre les Gardiens du Nid.
Mais pendant sa période de récupération, le monstre avait accidentellement utilisé une phéromone provenant d’une créature primale dotée d’une capacité d’auto-guérison, ce qui expliquait que sa blessure, qui aurait dû mettre des mois à guérir, ait disparu en à peine une dizaine de jours. Il avait également noté quelque chose d’inhabituel le concernant :
Il n’était plus un Gardien du Nid comme les autres.
Très vite, son “pied” s’était mis à transporter beaucoup de nourriture, en particulier ces créatures aquatiques primitives que les insectes appelaient des poissons. Puis, sa “lame” leur tranchait soigneusement la tête, ce qui avait pour résultat d’émettre une odeur de poisson qui en attirait davantage. Ainsi, l’estomac du monstre était très vite rempli.
« Je ne comprends pas pourquoi ces créatures aquatiques, qui jouissent pourtant des mêmes ressources que nous, restent parmi les plus faibles », pensa-t-il en voyant les poissons s’amasser sans réfléchir.
Depuis qu’il avait découvert la peur, il ne souhaitait plus retourner dans la Mer du Zénith. En effet, influencé par les émotions de la créature de la Brume Rouge, il réalisait à présent que survivre était plus important que tout et craignait d’être avalé par la Mère du Nid et d’être à nouveau perturbé par le petit insecte erratique.
Il cherchait aussi une revanche, mais la dissimula temporairement.
Rongé par la colère et la peur, il réalisa qu’il aspirait à des choses qu’il n’aurait jamais envisagées auparavant et que seule l’évolution pouvait lui procurer.
Le monstre engloutit à la hâte un paquet de poissons et passa à l’action. Jamais il n’avait été aussi impatient. Autrefois, tous les Gardiens du Nid faisaient le même travail et peu lui importait la lenteur ou la rapidité.
Mais les choses étaient différentes désormais. Le monstre allait collecter des phéromones et évoluer seul, sans ses congénères.