C’était une belle journée pour la Région du Nord, et ce malgré les quelques flocons de neige.
Neil, qui s’ennuyait, frottait un bâton de graisse sur le canon de son fusil. De temps à autres, il prenait la lunette d’observation et jetait un coup d’œil sur la Chaîne des Montagnes Infranchissables. Comme cela faisait un moment qu’ils étaient en faction, ses observations, beaucoup moins fréquentes qu’au début, se limitaient à deux ou trois par jour. Le reste du temps, il le passait à entretenir son fusil ou à bavarder avec ses compagnons.
La maintenance des armes nécessitait de la minutie. Tous les quinze jours environ, ils recevaient un “bâtonnet de graisse” de la longueur du pouce, enveloppé dans un papier rigide. Le bruit courait qu’il était fabriqué à partir d’huiles résiduelles en provenances de la savonnerie. Pour l’utiliser, il fallait le chauffer, le frotter sur une brosse spéciale à double tête, l’une petite, l’autre plus grande, pour ensuite l’insérer dans le canon et la chambre. Au départ, il n’y avait qu’un instrument de nettoyage pour tout une équipe mais comme les usines et ateliers se faisaient de plus en plus nombreux à la Cité Sans Hiver, ces brosses étaient devenues accessoires à chaque fusil et tout soldat en possédait une.
Lorsqu’ils ne disposaient pas d’un feu de camp, ils réchauffaient le bâton avec leur corps ou leur bouche et quoiqu’il fût interdit aux soldats de consommer cette huile de récupération, il arrivait que quelques-uns la frottent sur leurs aliments secs pour les assaisonner.
En tant que chef d’équipe, Neil fermait généralement les yeux. En effet, les soldats chargés de surveiller la Région du Nord étaient essentiellement des vétérans, certains ayant jusqu’à vingt ans de plus que lui. S’il n’avait pas assisté aux cours d’enseignement primaire, jamais il n’aurait été chef d’équipe, aussi ne pouvait-il s’empêcher de sourire en regardant ceux qui, autrefois, avaient été ses voisins.
Il réassembla les pièces une à une et constata que son fusil brillait à nouveau. Puis il appuya plusieurs fois sur la détente pour s’assurer, à vide, que l’arme fonctionnait normalement. Après avoir assemblé les pièces une à une, le fusil est redevenu brillant.
Neil ne parvenait pas à oublier la bataille défensive qui avait eu lieu en automne et lorsqu’il fermait les yeux, l’image de cette jeune femme en robe rouge ne cessait de hanter son esprit. Il était dans ce même bunker lorsqu’il avait assisté à sa mort et même s’il savait pertinemment qu’il s’agissait d’une Purifiée, c’est-à-dire une ennemie, le souvenir de cette femme se battant au milieu des tirs le laissait mal à l’aise.
Si Hache-De-Fer ne lui avait ordonné de rester et sans sa loyauté envers le Roi, il aurait depuis longtemps quitté l’armée pour reprendre son poste d’opérateur sur les machines à vapeur du secteur minier.
De ce fait, il était resté au sein des troupes mais avait choisi de quitter l’équipe de mitrailleurs pour devenir un observateur chargé de couvrir ses anciens compagnons de combat. Certes, il était conscient de se mentir à lui-même, cependant, c’était le seul moyen de surmonter cet obstacle intérieur.
Le champ de bataille, qui autrefois été trempé de sang, avait retrouvé son aspect ordinaire. On aurait dit que cette guerre n’avait jamais eu lieu. Depuis longtemps, on avait retiré les barbelés et il ne restait plus sur place qu’une dizaine de piquets tordus. Les tranchées étaient remplies de neige et sans ces bunkers, on aurait pu confondre ce terrain avec la nature environnante. Ils étaient seuls à savoir qu’à quelques centaines de mètres de la première rangée de poteaux, plus de deux mille personnes avaient perdu la vie.
– « Chef, nous manquons de bois de chauffage. Permettez-moi d’aller en ramasser », proposa un soldat presque aussi jeune que Neil. « Sans quoi la relève nous reprochera de ne pas avoir reconstitué les réserves utilisées. »
Le bois de chauffage en question était précisément constitué des pieux qui avaient servi à fixer les barbelés.
– « Il est temps de faire votre devoir », répondit Neil en secouant la tête. « Par ailleurs, d’autres pourraient vous voir. »
– « Ils ne diront rien », dit un autre vétéran. « Il fait si froid aujourd’hui que personne ne nous reprochera d’aller chercher du bois pour nous réchauffer. Voilà plusieurs mois que ces lâches soldats de l’Église ont battu en retraite aussi, je doute qu’ils reviennent précisément aujourd’hui. »
Tous les soldats approuvèrent, y compris Neil.
Au départ, Hache-De-Fer avait réquisitionné cinq cents hommes pour rester en faction au camp situé au pied de la Crête du Vent Glacé, ceci en cas de derniers sursauts de l’Église ou d’invasion de bêtes démoniaques. Mais à leur grande surprise, aucun ennemi ne s’était présenté. Estimant sans doute que rien ne se produirait, les supérieurs avaient donc transféré plus de deux cents soldats vers d’autres camps et réparti le reste en équipes de patrouille dont la mission était de se relayer dans les bunkers pour surveiller les éventuels mouvements pouvant provenir du nord-ouest.
Après un moment d’hésitation, Neil finit par accepter la requête.
– « Mais vous n’irez pas assez vite tout seul. Faites-vous accompagner », recommanda-t-il.
– « Bien, Chef! » répondit l’homme avant de siffler.
Neil se retourna et prit sa lunette d’observation : le champ était blanc de neige et rien n’avait changé.
Mais alors qu’il s’apprêtait à essuyer son pistolet, deux ou trois taches sombres se détachèrent sur le fond blanc.
– « Attendez! » Cria-t-il, pris de surprise.
Les soldats s’arrêtent net au pied des marches et ceux qui se tenaient autour du poêle se levèrent aussitôt :
– « Un problème ? »
Neil essuya l’objectif avec son col de laine et regarda à nouveau vers le nord-ouest. Les silhouettes sombres étaient maintenant plus nombreuses. Il observa un moment et s’aperçut qu’il s’agissait d’un groupe de personnes qui marchaient lentement dans la neige.
– « Sonnez la corne, prévenez les soldats! On approche de la ligne de front! »
Aussitôt dit, aussitôt fait. Tout le camp était en effervescence.
Son fusil à la main, Neil précéda son équipe hors du bunker. Ils formèrent un cordon autour de la tourelle. La tranchée étant encombrée, ils durent raccourcir la ligne de front afin d’assister la mitrailleuse lourde dans son rôle défensif.
– « S’agit-il de l’Église ? » Demanda un soldat.
– « Qui voulez-vous qu’ils soient ? », murmura l’ancien combattant, visiblement contrarié. « Voilà longtemps que Sa Majesté a abandonné la Crête du Vent Glacé. Pour arriver de ce côté, il ne peut donc s’agir que d’Hermès. Ils ont plus de cran que je le pensais. »
– « J’espère que nous n’avons pas affaire à ces monstrueux guerriers, car cette fois, le bataillon d’artillerie n’est pas là pour nous soutenir. »
– « Nous n’avons rien à craindre », répondit le vétéran. « Je doute qu’ils puissent courir avec l’épaisseur de la neige. S’ils portent des armures, ils s’enfonceront et seront alors à notre merci. »
– « À quelle distance sont-ils, chef ? »
– « À au moins un kilomètre », dit Neil en fronçant les sourcils. « Mais… C’est bizarre… Il y a quelque chose d’anormal. »
– « Quoi donc ? »
– « On… on ne dirait pas des Guerriers du Châtiment Divin. »
– « L’Église nous aurait-elle envoyé l’Armée des Juges ? » Demandèrent les soldats, un peu soulagés dans la mesure où jamais de simples Juges ne pourraient les approcher sous le tir croisé des mitrailleuses positionnées dans les bunkers.
– « Non », répondit Neil qui tenait la lunette. « Ils ne portent pas d’armures et leurs vêtements sont en lambeaux… » Puis, surpris, il s’exclama : « Bon sang! Comment ont fait ces gens pour passer la montagne ? On dirait… des réfugiés! »
– « À moins qu’il ne s’agisse de Guerriers du Châtiment Divin déguisés en réfugiés », dit le vétéran en haussant les épaules. « Hey! Où allez-vous ? »
– « Les arrêter », répondit Neil sans se retourner, « sans quoi, les autres équipes risquent de les abattre! »