Nail entendit des clameurs à l’extérieur. Couché sur le sol, il vit un coin de l’épais rideau se soulever et Hache-de-Fer se pencher pour entrer dans la tente.
Il ne s’attendait pas à ce que le Commandant de la Première Armée vienne personnellement lui rendre visite. Aussitôt, il se redressa et salua :
– « Co…commandant! »
– « Laissez tomber l’étiquette », lui dit Hache-de-Fer. Il s’approcha du soldat et s’assit en tailleur sur le sol. « Comment va votre blessure ? »
– « Ce n’est pas grave, je n’ai que deux dents cassées », répondit Nail en touchant sa joue enflée. « Je ne suis pas vraiment blessé. »
– « Bon. Mlle Naela est très occupée ces jours-ci, aussi, puisque votre blessure n’est pas trop sévère, je pense que vous guérirez seul. Lorsque nous aurons terminé de secourir les blessés, vous irez trouver le Baron Pine afin qu’il répare vos dents. La Première Armée prendra les frais en charge. »
– « Je comprends. Il est, en effet, inutile de déranger Mlle Naela pour une si petite blessure. Elle est si fatiguée… » Nail eut un moment d’hésitation : « Et Hound ? Il… »
Hound était celui qui avait attrapé l’arme d’un coéquipier et assommé Nail avec la crosse. Il se souvenait l’avoir vu menacé par un fusil.
– « Ne vous inquiétez pas, il va bien », répondit Hache-de-Fer d’un ton réconfortant. « Des gardes l’ont poussé au sol au moment même ou l’autre levait son arme. S’il vous a attaqué, c’était sous l’effet du pouvoir magique de la Purifiée, c’est pourquoi je ne lui ai pas infligé de sanction. À l’heure qu’il est, il est retourné s’entraîner avec son équipe. »
– « Vraiment ? … » Nail parut visiblement soulagé : « À ce moment-là, j’ai cru qu’il était mort. Qu’en est-il des autres équipes ? »
Selon l’organisation convenue avant la guerre, chaque bunker avait été aménagé avec deux équipes de mitrailleurs et une troupe de cinq gardes de manière à ce que si jamais l’ennemi s’approchait de l’un d’eux ils aient la possibilité de se défendre immédiatement. Outre les deux ou trois soldats chargés de l’approvisionnement en munition, tous les autres portaient des Pierres du Châtiment Divin. Tout avait été parfaitement préparé et il ne semblait pas y avoir de faille.
« Quelques accidents se sont produits, mais apparemment sans gravité », répondit Hache-De Fer en écartant les mains, « Sans quoi nous ne serions pas ici. »
– « L’Église a-t-elle été repoussée ? » Demanda Nail qui, aussitôt, réalisa que c’était là une question stupide. « Pardon, je voulais dire : que s’est-il passé ensuite ? »
– « Les ennemis ont lancé une dernière attaque, cependant, ils n’ont pas réussi à franchir la quatrième tranchée : l’Armée du Châtiment Divin comme celle des Juges ont été vaincues, laissant plus de deux mille cadavres sur place avant de fuir. Nous avons gagné la bataille. »
Étrangement, le Commandant ne semblait guère enthousiaste. Il racontait tout cela d’un ton neutre, sans donner d’explication et Nail n’était pas assez audacieux pour lui poser la question.
Il y eut un long silence après quoi Hache-de-Fer soupira et lui donna une tape sur l’épaule :
« Puisque vous n’allez pas trop mal, reposez-vous. Je vais aller voir les autres blessés. »
Le voyant sur le point de partir, Nail rassembla son courage :
– « Votre Excellence… »
– « Qu’y a-t-il ? »
– « Je… je voudrais quitter la Première Armée », murmura-t-il.
– « Et pourquoi cela ? » Demanda Hache-de-Fer en fronçant les sourcils.
– « Je pense que je ne suis pas fait pour être mitrailleur », répondit Nail, gêné, en baissant la tête. En effet, à chaque fois qu’il fermait les yeux, le soldat revoyait cette jeune fille à la cape rouge se faire pulvériser par la mitrailleuse. « Je n’ai pas été capable de tirer à vue… »
– « Votre cible n’était-elle pas une Purifiée ? » Coupa Hache-de-Fer. « Votre équipe m’en a déjà fait part dans son rapport. À mon avis, vous avez tort, mais d’un autre côté, je ne peux pas le considérer comme une erreur. J’ai une question à vous poser : avez-vous l’intention de trahir Sa Majesté ? »
– « Non, Votre Excellence! Bien sûr que non! Ma vie appartient à Sa Majesté. »
– « Dans ce cas, je refuse votre démission », répondit sans hésiter le Commandant. « L’heure est grave pour la Première Armée et la Cité Sans Hiver aussi, je vous demande à tous de respecter votre devoir militaire et de protéger Sa Majesté quel qu’en soit le prix. Nous ne devons ménager aucun effort. Si vous ne voulez plus être tireur, vous pourrez être observateur ou encore protecteur, cependant, je vous interdis de quitter l’armée, c’est compris ? »
Le ton était particulièrement autoritaire.
– « À… à vos ordres, Votre Excellence! » Répondit Nail en saluant.
– « Ce sera tout », conclut Hache-de-Fer qui partit sans se retourner, laissant Nail profondément surpris.
« N’avons-nous pas gagné ? Pourquoi Son Excellence a-t-il dit que l’heure était grave et pourquoi cet ordre solennel de protéger à tout prix Sa Majesté ? »
Soudain, une horrible pensée lui traversa l’esprit : « Serait-il arrivé quelque chose à Sa Majesté durant la bataille ? »
À cette idée, il frissonna.
– « Comment ça se passe ? » Demanda Calvin Kant en entrant dans la chambre de sa fille qui était occupée à rassembler des vêtements.
– « La Première Armée et les sorcières encerclent si étroitement le château, que même moi je ne peux pas entrer. » Edith fit une grimace : « S’il allait mieux, je pense que cela se saurait donc… j’en déduis que son état n’a pas changé. »
– « Et vous ? Etes-vous prête pour ce long voyage ? »
Le Duc s’empara d’une robe de soirée en voile noir posée sur une montagne de vêtements et la regarda attentivement. « N’est-elle pas un peu trop suggestive ? »
Edith roula de grands yeux :
– « Je n’ai jamais dit que j’avais l’intention de la porter. Du reste, n’est-ce pas vous qui me l’avez offerte ? À l’époque, vous souhaitiez que je la mette pour assister à la réception de Timothy. »
– « Heu… vraiment ? » Penaud, Calvin reposa la robe. « Pensez-vous que les troupes de Sa Majesté rentreront à la Cité Sans Hiver ? »
– « Probablement », répondit Edith en fourrant quelques manteaux dans sa valise. « L’Église a peut-être été vaincue, cependant, la Première Armée a épuisé toutes ses provisions. Il va falloir environ un mois à l’État-Major pour être à nouveau opérationnel. Si Sa Majesté va bien, il n’y a aucune raison de ne pas rester un moment dans la Région du Nord, dans le cas contraire, nul ne peut garantir le moral des troupes. Dans ces conditions, Hache-de-Fer ne se risquerait pas à poursuivre l’attaque contre la Cité Sainte, aussi n’est-il pas difficile de deviner ce qu’il a l’intention de faire. »
– « Êtes-vous vraiment certaine de vouloir les suivre ? » Demanda Calvin, visiblement inquiet. « Si jamais quelque chose de terrible se produisait concernant Sa Majesté, une guerre civile pourrait éclater au sein du royaume. Vous seriez alors plus en sécurité dans la Région du Nord. »
– « C’est la raison pour laquelle je dois absolument me rendre à la Cité Sans Hiver. » Edith se leva et repoussa ses longs cheveux par-dessus son épaule. « C’est un nouveau départ pour le royaume. Que Roland soit là ou pas n’y changera rien et son coma est à la fois un défi et une opportunité pour la famille Kant. »
Le Duc ne put s’empêcher de prendre une grande bouffée d’air :
– « Auriez-vous l’intention… »
– « Ne tirez pas de conclusions trop hâtives », répondit Edith. « Le seul qui soit en mesure de remplacer Roland est sa sœur Tilly. À part elle, je ne vois personne qui puisse réunir les gens ordinaires et les sorcières. Le seul problème est qu’elle est elle-même une sorcière, aussi, pour les questions relatives à la noblesse, elle aura besoin d’être davantage aidée par des gens ordinaires… » Elle marqua une courte pause : « Moi, en l’occurrence. Père, c’est le meilleur raccourci pour gravir le sommet du pouvoir et je ne veux pas laisser passer une telle occasion. »