Satisfait, Soli Daal franchit la porte brisée et pénétra dans le Château du Vent Glacé.
Trois jours seulement pour prendre possession de la ville ? Après deux jours de route, il ne lui avait fallu que quelques minutes pour franchir les remparts. Enfin ? si l’on pouvait appeler ainsi cette clôture de terre. Les quelques gardes en faction s’étaient enfuis sans opposer la moindre résistance après que deux d’entre eux aient été massacrés par l’Armée des Juges.
Est-ce là la ville chargée de garder la frontière ?
Le Royaume de Graycastle n’était guère puissant.
Une chose le tracassait cependant. Alors qu’ils n’étaient encore qu’à mi-chemin de la montagne, il avait vu de la fumée monter de la Tour de la Balise : on aurait dit qu’ils savaient que l’armée de l’Eglise allait attaquer la ville.
Même si, tôt ou tard les habitants des autres territoires de la Région du Nord finiraient par être alertés, Soli était furieux contre les citadins pour leur manque de respect envers l’Église. Le fait qu’ils considèrent l’armée de la Cité Sainte comme un ennemi était la preuve que depuis longtemps, ces gens étaient sacrilège. Soli dépêcha une troupe de Juges jusqu’à la Tour de la Balise afin d’arrêter quelques soldats pour les interroger et les envoyer à la potence.
– « Monseigneur, par ici je vous prie », dit en tremblant le chevalier qui ouvrait la marche.
Des épées posées sur leur cou, ces chevaliers n’avaient fait preuve d’aucun courage pas plus qu’ils n’avaient tenté de protéger leur seigneur. Ils s’étaient aussitôt agenouillés, promettant fidélité à l’Église.
Ces soldats sans croyance, lâches, faibles et malchanceux n’étaient rien comparés au soldats de l’Armée des Juges qui eux, se battaient pour les dieux.
Après avoir tué quelques gardes en chemin, l’armée fit irruption dans le bureau du Seigneur des Lieux. Bien que Soli fut persuadé que celui-ci n’aurait jamais le courage de fuir par une fenêtre, les soldats bloquèrent toutes les issues. L’Archevêque s’avança, regarda le Seigneur pâlir et s’affaisser peu à peu sur son siège.
– « Bonjour, Seigneur Kevan Matten. »
– « Co…comment osez-vous entrer ainsi à la Crête du Vent Glacé ?! La Cité Sainte chercherait-elle à se faire ouvertement l’ennemi du Royaume de Graycastle ? »
« Il est fini », pensa Soli, « la peur s’est emparée de son esprit. »
Après des décennies d’affrontements contre les bêtes démoniaques à Hermès, l’Archevêque avait développé une capacité particulière : le goût de la peur. Certaines personnes avaient le pouvoir de la convertir en instinct de survie tandis que d’autres se laissaient littéralement dévorer par elle. Savoir se servir de la peur pour trouver la force de vivre était considéré comme une qualité essentielle pour qu’un Juge soit promu membre de l’Armée du Châtiment Divin. Ceux qui, au contraire, se laissaient submerger ne survivaient pas aux guerres atroces et interminables.
Et Kevan était de ceux-là.
– « Bon. Vous le saviez depuis longtemps ? »
– « Comment ? J’ignore de quoi vous parlez… »
– « Il est trop tard pour avoir des regrets, Monseigneur », coupa Soli. « Vous avez haussé le prix des céréales et interdit aux marchands de se rendre à la Cité Sainte. Ne me faites pas croire qu’il s’agissait d’un coup de tête. Etant donné que le Roi de Graycastle veut faire de la Crête du Vent Glacé un avant-poste pour mener la guerre contre Hermès, vous ne pouvez pas nous reprocher d’avoir lancé au plus vite une contre-attaque. »
– « Vos accusations sont infondées », répondit Kevan en secouant la tête. « Je n’ai rien fait de tout ce que vous prétendez. Par ailleurs, le Roi n’a jamais envoyé d’ambassadeurs à la Crête du Vent Glacé pas plus que nous n’avions l’intention d’attaquer Hermès! »
– « Il est naturel que vous refusiez d’avouer. Le Souverain Pontife a des méthodes lui permettant de trouver dans votre tête les informations qu’il souhaite. Vous n’avez aucun intérêt à laisser les choses aller aussi loin, aussi, je vous conseille fortement de me dire tout ce que vous savez. »
– « Je…je vous assure que je n’ai rien fait de tout ceci. Vous n’avez pas le droit de m’accuser injustement », répondit le gros homme en se ratatinant un peu plus. « Je suis le Seigneur de la Crête du Vent Glacé, Comte du Royaume de Graycastle! En agissant ainsi, vous violez la Convention sur les Mois des Démons! »
– « Assez! Vous l’avez cherché. »
Impatienté, Soli Daal agita la main et aussitôt, les soldats de l’Armée des Juges entraînèrent Kevan hors du bureau.
Assis sur le siège du Seigneur, l’Archevêque eut soudain le sentiment que quelque chose n’était pas normal. « Il est évident que ce Seigneur est dévoré par la peur. Pourquoi, dans ce cas, a-t-il refusé d’avouer ? Serait-il loyal envers Roland Wimbledon au point de préférer être interrogé à la Cité Sainte plutôt que de dévoiler les plans du Roi ? »
C’est alors qu’un Juge en Chef est entré dans la pièce :
– « Milord Bishop, Pitsos a scellé le grenier, mais… »
– « Mais quoi ? »
– « Il y a juste assez de nourriture pour tenir un mois ou deux. Nous ne pourrons jamais sustenter toute une armée. »
– « En êtes-vous certain ? » Demanda Soli en fronçant les sourcils.
– « Pitsos a fouillé le grenier de fond en comble et a posé la question aux gardiens : ils ont dit n’avoir guère eu de rentrées de blé. Quant à celui qui reste, il date de l’an dernier », expliqua le Juge en Chef.
– « Pourquoi avons-nous entendu parler de la hausse du prix des céréales dans la ville ? » Soli réfléchit un instant : « Allez vous renseigner auprès des marchands. »
– « À vos ordres », répondit le soldat. « Sachez aussi que nous avons minutieusement fouillé les camps de garnison à l’ouest de la ville. La plupart des salles sont vides et les chevaliers qui se sont rendus nous ont dit qu’aucun soldat n’avait été recruté depuis l’anéantissement de l’armée frontalière à Hermès. »
– « Cela signifie donc que la Crête du Vent Glacé n’est pas prête à faire la guerre, ce qui vient contredire les renseignements de Cléo. » L’Archevêque fronça encore davantage les sourcils. Il y eut un long silence, après quoi il ordonna : « Il doit y avoir des croyants dans cette ville. Faites-les tous appeler et interrogez-les au sujet des changements ayant eu lieu à la Crête du Vent Glacé dans les deux derniers mois. Je veux connaître tous les détails. Questionnez également les Rats locaux et les gens qui se sont volontairement soumis à l’Église. Je dois savoir au plus vite ce qui se passe ici ! »
– « Tout de suite », répondit le Juge en Chef en s’inclinant.
Soli s’adossa à son siège et poussa un profond soupir. Le plan d’attaque concernant le Royaume de Graycastle avait été établi de longue date. Si le déroulement et le résultat n’avaient pas d’importance, en revanche, il avait horreur des imprévus.
Qu’est ce qui avait pu mal tourner ?
Le jour suivant, le Juge en Chef déposa un rapport très fourni sur le bureau de l’Archevêque.
Soli l’ouvrit et parcourut les témoignages consignés sur la première page.
– « Deux marchands locaux ont proposé les céréales à des prix élevés! Auraient-ils engrangé tant de blé ? »
– « Ce n’est que le témoignage des deux marchands », répondit doucement le soldat. « Lorsque j’ai appris cela, je me suis empressé de fouiller leurs maisons. J’y ai trouvé une grande quantité de blé, mais uniquement pour leurs besoins personnels. Quant à leurs sous-sols, ils contenaient à peine deux cents boisseaux de grain. Comme il n’y avait personne chez eux, j’en ai déduit que tout le monde s’était enfui après avoir aperçu le feu de signalement. »
Soli comprit aussitôt ce qu’il voulait dire.
– « Suggéreriez-vous qu’ils sont complices ? »
– « Oui, Monseigneur. Ils s’entendent avec des marchands ambulants extérieurs à la ville, font semblant de leur vendre des céréales et ceux-ci les leur rapportent discrètement ensuite. De cette façon, ils créent un leurre. »
– « D’où viennent ces colporteurs ? »
– « De Deepvalley, de la Cité de l’Éternel Hiver, du Château de Hurlevent… Bref, d’un peu partout dans la Région du Nord. La hausse des prix a commencé il y a un mois. Au début, peu de gens y ont prêté attention mais par la suite, le commerce a pris une telle ampleur que cela a attiré l’attention des marchands. Nous avons placé en détention tous les colporteurs de la ville mais n’avons pas réussi à trouver ceux qui étaient chargés du transport des grains. »
« S’ils sont complices, nos chances de les capturer sont minces. Mais… pourquoi ont-ils agi ainsi ? Cherchaient-ils à attirer l’attention de la Cité Sainte pour, plus tard, attaquer le Souverain Pontife ? »
Soli passa aux dernières pages du rapport.
Soudain, un détail attira son attention.
– « Les patrouilleurs de la Tour de la Balise seraient tous morts ? »