Une fois ravitaillée en nourriture et équipement, la Première Armée se prépara à repartir.
Pour ce second volet de l’offensive de printemps, les soldats avaient reçu pour mission de prendre la ville de Willow, dans le but d’unifier la Région de l’Ouest et la Crête du Dragon Déchu afin de faciliter l’accès à la Région du Sud.
Ces deux villes étant particulièrement bien gardées, Roland confia le commandement à Hache-de-Fer. Il ne prendrait pas part à l’expédition. Depuis qu’ils avaient conquis la Cité du Roi, le moral des troupes était au beau fixe. En outre, ces soldats formaient désormais un modèle pour une armée moderne, en d’autres termes, ils étaient en mesure d’exécuter fidèlement des ordres militaires sans être directement dirigés par Roland. C’est pourquoi celui-ci n’avait aucun doute quant à l’issue de cette campagne. S’ils menaient au préalable une enquête approfondie et avaient recours à l’artillerie pour avancer à un rythme régulier, leurs ennemis ne pourraient guère opposer de résistance.
Roland devait à présent se concentrer sur le rétablissement de l’ordre après-guerre.
Heureusement, Willow n’étant pas une grande ville. Il n’aurait pas à y installer un Hôtel de Ville annexe aussi fonctionnel que celui du District de Longsong. Il lui suffirait de créer un bureau pour chaque département. Le District Frontalier étant actuellement en mesure de leur fournir du personnel administratif de base, il ne lui serait pas difficile d’annexer la ville de Willow au système politique de la Cité Sans Hiver.
Quant à la Crête du Dragon Déchu, Roland en confierait la gestion à la Comtesse Sephora, qui, après la chute de Timothy, avait prêté serment d’allégeance au niveau Roi et accepté le plan de gestion globale de la Région de l’Ouest. Afin de lui venir en aide pour reprendre possession de la ville et se débarrasser de la noblesse rebelle, Roland pensait qu’il était indispensable d’y envoyer une garnison de soldats.
Qui plus est, la Crête du Dragon Déchu serait la principale voie de circulation pour, plus tard, annexer la Région du Sud ou conquérir la Cité des Sables, aussi la garnison serait-elle également présente pour éviter tout accident. D’une manière ou d’une autre, Roland devait s’emparer de cette ville.
– « Si cela continue, je n’aurai plus grand monde dans la Première Armée », dit Hache-de-Fer après avoir pris connaissance de ce projet. « Nous avons déjà envoyé 500 soldats pour garder la Cité du Roi, mille autres vont être affectés à la ville de Willow ainsi qu’à la Crête du Dragon Déchu, ce qui fait qu’il ne me restera plus que mille cinq cent soldats mobilisables, dont la plupart font partie des troupes d’artillerie. J’ai bien peur que, pour un temps, la Cité Sans Hiver ne soit plus en mesure de lancer une offensive. »
– « Comment se passe la formation des nouveaux soldats recrutés durant les Mois des Démons ? »
– « Ils sont encore loin d’avoir atteint le niveau des troupes régulières », répondit Hache-de-Fer. « Ils auront encore besoin de deux à trois mois de formation. »
Roland ne put s’empêcher de rire. Il se souvint du temps où il avait instauré la Milice pour lutter contre les bêtes démoniaques : ceux-ci étaient déjà sur le champ de bataille après seulement un mois et demi d’entraînement. Depuis, la structure de l’armée ayant considérablement évolué, les critères d’admissibilité étaient beaucoup plus élevés. À l’époque, une armée de soldats capables, sur ordre, de s’aligner, de viser et d’appuyer sur la gâchette était considérée comme puissante. Tout ce qui leur était demandé était de savoir viser et tirer. Ils ne mettaient pas nécessairement leur vie en danger sous l’assaut ennemi.
– « Ne vous inquiétez pas, d’ici là, ces nouvelles recrues auront sans doute remplacé les soldats manquants. Le fait de devoir se battre contre les gardes des nobles sera pour eux une forme d’entraînement », déclara Roland sur un ton détaché. « Lorsque les émissaires que j’ai envoyés recruter des réfugiés seront de retour, la population de la Cité Sans Hiver atteindra de nouveaux sommets. Nous pourrons alors renforcer notre armée. »
Le prise de la Cité du Roi était loin d’être terminée et le fait de s’emparer de la Crête du Dragon Déchu n’était qu’un début. Si tout se passait bien, il espérait annexer toute la crête de l’extrême sud avant le retour des Mois des Démons.
S’il parvenait à se faire approvisionner régulièrement en “eau noire”, Roland serait en mesure de faire franchir une nouvelle étape à l’industrie de la Cité Sans Hiver.
Hache-de-Fer était à peine parti que Rossignol apparut devant lui et lui dit d’un ton serein :
– « Ivy demande à vous voir. »
En voyant la sorcière de l’Association du Croc Sanguinaire entrer calmement dans son bureau, Roland eut le sentiment que quelques changements s’étaient produits.
Ses pas n’étaient pas aussi assurés que lorsqu’elle était arrivée. À voir l’état de ses longs cheveux marrons, totalement emmêlés, il était évident qu’elle ne s’en souciait plus. La jeune sorcière, qui n’était plus sur la défensive et semblait avoir perdu de son orgueil, paraissait plutôt confuse et désorientée.
En cet instant, elle ressemblait davantage à une jeune fille de son âge.
Ivy s’inclina, puis, après un long silence, prit la parole.
– « Votre Majesté, quelle est l’arme que Maggie a utilisée ? »
Roland s’attendait à cette question. Il fit un signe de tête à Rossignol qui, sortant le revolver de sa ceinture, le posa sur la table.
– « On appelle cela une arme à feu. Grâce à elle, vous pouvez tuer vos ennemis à l’aide de projectiles remplis de poudre à canon », expliqua-t-il avant de retirer la cartouche d’un geste habile. Puis il déposa les balles sur le bureau :
« Nous avons modifié les balles qui ont servi à tirer sur vous, sans quoi, vous auriez été tuée sur le coup. »
Les lèvres d’Ivy bougèrent comme si elle voulait dire quelque chose mais finalement, elle se ravisa.
Roland prit une balle et la lui montra. « Voyez-vous ceci ? Ce n’est guère plus gros que le petit doigt cependant, sa fabrication requiert un procédé extrêmement complexe. L’ensemble de la procédure a nécessité le travail conjoint de centaines de citadins ordinaires et de trois sorcières, tous absolument indispensables. Quant aux sorcière, il s’agit d’auxiliaires, dont vous pensez qu’elles sont inutiles. Le pensez-vous toujours ? »
– « Je… »
Comme elle hésitait à répondre, Roland ne lui laissa guère le temps de réfléchir. Il poursuivit :
« Certes, elles ne peuvent peut-être pas rivaliser avec vous en termes de capacités mais cela ne prouve rien. Un homme du peuple ne peut pas tuer une bête féroce à main nue et pourtant, c’est l’humanité qui gouverne le monde et non les bêtes. »
« Ces sorcières non combattantes, personnellement, je préfère les appeler des sorcières auxiliaires car grâce à leurs capacités, elles ont le pouvoir de donner davantage de puissance à la majorité des gens ordinaires. Regardez ces gardes qui combattent avec de longues épées et des boucliers. Avec leur aide, les humains peuvent triompher facilement des bêtes. En un sens, les auxiliaires sont supérieures aux sorcières de combat. »
– « Mais les armes que vous avez inventées… pourraient s’avérer bien plus efficaces entre les mains de sorcières de combat », murmura Ivy.
« La différence n’est pas très évidente, du moins pas suffisamment pour changer l’issue d’une guerre », répondit Roland. « Imaginez que vous soyez face à dix soldats ordinaires équipés de cette arme, quelles sont vos chances de l’emporter ? Sur mon territoire, il est possible de fabriquer sept à huit révolvers par jour mais combien avons-nous de sorcières de combat ? À elles seules, les armes ne suffisent pas, il faut aussi les entretenir et pour cela, nous avons besoin d’importantes équipes de production et de logistique au sein desquelles les sorcières auxiliaires jouent un rôle irremplaçable. »
Il remonta le pistolet et le rendit à Rossignol. « Je sais qu’il est difficile pour vous de comprendre ces choses dans l’immédiat, cependant, si les êtres humains sont supérieurs aux animaux, c’est parce qu’ils sont en mesure d’utiliser leur sagesse pour obtenir un pouvoir tel que le monde n’en a encore jamais vu. À cet égard, le pouvoir magique est votre meilleur atout mais vous gaspillez ce don. » Il marqua une pause et reprit : « Sur ce, cet après-midi, les réservistes de la Première Armée s’entraîneront au tir à balles réelles. Je vous suggère d’y assister afin que vous voyiez de vos propres yeux ce qu’est le véritable pouvoir. »
« Les temps ont changé, Ivy. »