Eden était un chevalier nouvellement promu à la Cité du Roi. Il ne possédait ni terre, ni titre héréditaire, aussi se situait-il au rang le plus bas de la noblesse. Certains parmi les grands aristocrates étaient même persuadés que les chevaliers ne faisaient pas partie de la noblesse et que leur titre n’était qu’honorifique. Aussi était-il plein d’enthousiasme à l’idée de faire appliquer le blocus ordonné par Timothy. Etant donné que depuis sa jeunesse, il avait l’expérience de la navigation et que le Roi privilégiait les nouvelles recrues, Eden avait été nommé capitaine d’un navire à tête de faucon.
Il était persuadé d’avoir saisi la meilleure opportunité : ce blocus allait lui donner la chance de faire ses preuves et d’être reconnu comme un véritable aristocrate, étant donné que la plupart d’entre eux n’étaient pas prêts à quitter le confort de leur foyer pour aller se battre durant des mois sur des navires.
Ce serait facile dans la mesure où les navires marchands et les caravanes n’avaient aucune chance contre lui. Si les seigneurs locaux envoyaient des chevaliers pour protéger les caravanes terrestres, les navires marchands, quant à eux, resteraient vulnérables. S’il ne se montrait pas trop avide, il mènerait à bien cette mission pour la plus grande satisfaction de Sa Majesté Timothy.
« Bien entendu, la satisfaction du Roi dépendra de l’argent des cargaisons dont je réussirai à m’emparer », pensa-t-il en regarda froidement les Rats, tout joyeux, en face de lui.
La veille, ils avaient intercepté un navire marchand en provenance de la Cité Écarlate. Bien que le capitaine ait insisté sur le fait qu’il se dirigeait vers la Crête du Dragon Déchu, ceux-ci n’avaient pas hésité à s’emparer de la cargaison, tuant la majeure partie de l’équipage. Ce navire transportait essentiellement des fourrures, du vin et un coffret de Royals d’or.
« Quand je pense que ces imbéciles ont osé considérer la cargaison comme leur propre butin et se la partager selon les lois de la rue! »
À cette pensée, Eden eut un rire froid. « Les Rats ne se doutent pas un instant que la seule raison de leur présence dans ce blocus est de piller ouvertement les navires et d’apaiser la colère des Seigneurs locaux. Lorsque le Prince rebelle aura été vaincu, les têtes des Rat seront envoyées aux Seigneurs touchés par le blocus comme excuse de la part du Roi et les biens saisis finiront dans les voûtes du palais. »
« Ces Rats voient cette mission comme une chance de s’enrichir. Ils n’ont aucune idée du fait que c’est la mort qui les attend. Quelle ironie! »
– « Monsieur, il y a du mouvement droit devant! » Cria un marin depuis le poste de surveillance.
Eden jeta un coup d’œil à la proue et aperçut dans le lointain une bouffée de fumée noire. On aurait dit que quelque chose brûlait sur la rivière. Un moment plus tard, une tache grise émergea : elle venait dans leur direction. En effet, c’était un navire, cependant, il ne lui voyait pas de voile.
– « Ne trouvez-vous pas qu’il va bien trop vite pour un bateau ? » Demanda son second après un moment d’observation.
Eden l’avait en effet remarqué. Il était incroyablement rapide, même en aval et en moins d’une demi-heure, il était passé d’un point à une tache de la taille de sa paume. D’après la distance, il pouvait affirmer que ce vaisseau était beaucoup plus grand que les navires marchands ordinaires.
Les deux autres galères à tête de faucon ayant également repéré la cible, sur l’une d’elles, les pagaies se mirent vigoureusement en branle pour tenter d’atteindre cet étrange navire marchand avant les autres.
– « Monsieur, ne devrions-nous pas les imiter ? » demanda le second.
Eden réfléchit un moment :
– « Attendons et observons ».
Il avait remarqué que le vaisseau à tête de faucon qui le suivait, commandé par le Baron Derrick, se tenait également en retrait tandis que le vaisseau des Rats se préparait déjà à aborder l’étrange navire.
Lorsqu’enfin il put distinguer clairement le bateau qui s’approchait, Eden en eut le souffle coupé. Sur le pont, les exclamations fusaient de toutes parts, quant au marin grimpé sur le mât, il s’écria :
– « Mon Dieu, monsieur! Qu’est-ce donc ? »
Contrairement aux vaisseaux à fond de cuivre, le navire entier est fait de métal brillant et uniforme, y compris l’étrange tour de fer qui le surmontait. Sa proue fendait l’eau de la rivière comme une navette dans le tissu et l’écume soulevée suggérait sa vitesse.
Le bateau émit un sifflement profond tout en poursuivant sa course et dévia légèrement pour aller s’écraser droit sur le premier vaisseau à tête de faucon.
Ce dernier naviguait sur le côté afin de faciliter l’abordage du bateau qui approchait. Une tactique efficace avec les navires marchands, plutôt lents, mais les laissait vulnérables face à ce rapide vaisseau d’acier. Avant même qu’il n’ait eu le temps de se retourner et de s’échapper, l’assaillant s’était déjà encastré sur sa face latérale sans défense.
Le bois qui composait sa coque se fendit avec un sinistre craquement et le navire bascula dans la rivière, comme poussé par une main géante. De violentes vagues s’écrasèrent sur le pont et de nombreux hommes furent projetés à l’eau.
– « Mon Dieu! », s’écria le second, terrifié : « Il se dirige droit vers nous! »
– « L’ennemi attaque! » criaient les marins. « Monsieur, l’ennemi attaque! »
Les hommes se bousculèrent pour installer des arcs et remplir leurs fusils à silex de munitions.
Eden aperçut le drapeau qui flottait au sommet du navire en acier. Il déglutit et ordonna en grinçant des dents :
– « Dites aux rameurs de se mettre en route et de nous emmener près du rivage! »
Bien qu’il n’ait jamais vu ce drapeau auparavant, le capitaine se doutait que quelque chose d’aussi terrifiant ne pouvait qu’avoir été inventé par le Prince de la Région de l’Ouest, dont la rumeur prétendait qu’il traitait avec les démons! Non seulement il était immense, mais également beaucoup plus rapide que nos galères. Un mortel n’aurait jamais pu réaliser cela!
– « Ne ferions-nous pas mieux de battre en retraite ? » demanda le second en tremblant.
– « Battre en retraite ? » S’écria Eden, furieux. « Comment pourrions-nous distancer un navire bien plus rapide que le nôtre ? Notre seul espoir est de rester près du rivage pour l’empêcher de s’écraser contre nous et d’essayer de l’aborder en le contournant par derrière! Bon sang! Transmettez mes ordres! »
Il repoussa son assistant paniqué et sentit une sueur froide en apercevant le navire endommagé. Il pouvait sans peine imaginer à quel point la situation à bord était dramatique. La proue du navire en acier s’était complètement encastrée dans son flanc détruisant, pour ne pas dire déchirant, le mince et fragile vaisseau à tête de faucon. Parmi les marins, les plus malchanceux étaient les rameurs, qui soit avaient dû être écrasés par la proue d’acier, soit pire encore, étaient morts noyés, pris au piège dans la coque.
Des cris et des jurons éclatèrent du bateau et devant la peur qu’ils véhiculaient, Eden eut même pitié des Rats qui étaient à bord. Pour eux, les circonstances étaient inversées, le chasseur étant devenu la proie.
Alors que le vaisseau d’acier se retirait, le courant détacha le navire à tête de faucon de la proue ennemie et le retourna. La plaie béante de son flanc déversa de l’eau sanglante. Alors que la seconde galère tentait désespérément de faire demi-tour pour s’enfuir, le sifflement menaçant retentit à nouveau et dans un grondement assourdissant et un long nuage de fumée, le vaisseau d’acier se dirigea vers sa prochaine cible.