Après le départ de Vader, Carter se pencha vers le Prince et demanda :
– « Votre Altesse, avez-vous une idée de qui a bien pu envoyer ces gens ici ? »
– « L’Église mise à part, la seule personne qui possède ces pilules est Timothy. Garcia est loin de Greycastle et il est hautement improbable qu’elle se soucie encore de moi. » Roland poussa un soupir : « Il y a de grandes chances pour que ce soit Timothy. Même s’il juge plus prudent de ne plus m’envoyer de troupes, cela ne veut pas dire qu’il ne ripostera pas. »
Heureusement que les assaillants cachés parmi la foule portaient des pilules et n’avaient pas le corps couvert de poudre à canon. S’ils avaient explosé au plein milieu de la foule, ces deux mois d’efforts auraient été vains.
L’éventualité d’un ײcommando suicideײ envoyé par son frère ne l’effrayait pas en ce qui concernait sa propre sécurité. Lorsque Rossignol n’était pas là, une dizaine de gardes l’escortaient et il portait une Pierre du Châtiment Divin. Face à dix révolvers, ni fous furieux ni même une Extraordinaire n’auraient pu l’approcher.
Depuis moins d’un an qu’il était devenu le Seigneur de ces terres, Roland avait pu constater à quel point sa mentalité avait changé. À l’époque où il venait à peine d’arriver, un tel incident l’aurait terrifié. Ses jambes se seraient mises à trembler et il n’aurait pu su que faire. Même si quelques minutes auparavant, il se sentait un peu nerveux, le Prince était parvenu à se composer une attitude calme et une maitrise de soi.
Il était convaincu que ses gardes n’hésiteraient pas à prendre des risques pour le protéger, quel que soit le danger encouru. Par ailleurs, en sa qualité de leader, il ne pouvait se permettre de perdre le contrôle. Roland était d’ailleurs étonné de son propre calme.
– « Rassemblez les émissaires et demandez-leur comment ils ont recruté ces gens », dit-il en se tournant vers Barov : « Je dois savoir où ces gens sont montés à bord des voiliers. »
« Bien, Votre Altesse », répondit le Premier Ministre, le visage un peu sombre. Il ne s’attendait pas à ce que ses subordonnés, dont il était si fier, commettent une telle erreur.
– « Ne soyez pas trop dur avec eux. Nous déciderons de ce qu’il convient de faire lorsque nous aurons éclairci les choses. »
Après que tous les réfugiés eurent franchi le poste de contrôle, Roland retourna au château et s’enferma dans son bureau. La guerre ayant ravagé Eagle City et le Port de Clearwater, les terres agricoles à la périphérie de ces villes avaient été désertées et tous les résidents étaient à présent démunis et sans abri. De plus, la brusque chute des températures avait fait flamber les prix des céréales tandis que celui des esclaves avait diminué de moitié.
Si le Prince parvenait à mettre en place un couloir de transport fiable, tous ces gens afflueraient vers la frontière occidentale. En réalité, lorsque les réfugiés avaient entendu parler du développement de Border Town et du fait qu’on y embauchait activement, beaucoup avaient pris la route seuls en direction de l’Ouest. C’est en tout cas ce qu’avait rapporté la délégation.
La plus grande difficulté serait donc d’établir un couloir de transport à cet effet.
Comme d’épaisses couches de neiges paralysaient toute la circulation terrestre durant les Mois des Démons, le transport fluvial restait l’unique solution. À lui seul, le ײLittle Townײ, qui ne pouvait se déplacer sans l’aide d’une sorcière, ne pourrait jamais transporter tous ces gens. Le Prince allait devoir investir dans la construction d’au moins 20 voiliers capables de naviguer à l’intérieur des terres.
La pénurie de bateaux était un gros problème pour les émissaires. Au cours de leur mission, ils avaient dépensé la plus grande partie de l’argent qui leur avait été remis pour louer des bateaux et payer les frais de logement du personnel. Pour le moment, ils n’avaient pu ramener à Border Town que 400 personnes environ et 3 000 autres attendaient à Willow Town, Silver City et à la Crête du Dragon Déchu que des navires viennent les récupérer.
Conscients de la situation dans la région de l’Ouest, les propriétaires des bateaux avaient considérablement augmenté leurs prix. Le transport des 3.000 personnes restantes coûterait aussi cher que l’opération de sauvetage à grande échelle qu’ils avaient menée quelques temps auparavant au sein de la capitale. Après avoir réfléchi, Roland décida qu’il serait sage d’écrire à Margaret pour lui demander l’aide de sa Chambre de Commerce, en espérant que celle-ci ne lui proposerait pas un prix bien plus élevé à cause de Foudre.
Cependant, s’il était vraiment déterminé à réduire les dépenses, il savait pertinemment qu’il allait lui falloir envisager sa propre construction navale. Grâce aux progrès réalisés dans la production de l’acier et du ciment, le Prince allait pouvoir construire des navires fluviaux plus gros, plus robustes et utiliser la vapeur comme moyen de propulsion. Ceux-ci serviraient de base à l’industrie du transport sur la rivière Redwater.
Après le déjeuner, Barov frappa à la porte.
– « Votre Altesse, j’ai les renseignements que vous souhaitiez. »
– « Parlez. »
– « Un de mes apprentis, dont le nom est Salem, était chargé d’attirer les réfugiés des Terres du Nord. N’ayant pas pu trouver suffisamment de bateaux pour ramener ces gens à Border Town, il a contacté des amis à la Cité du Roi dans l’espoir que ceux-ci pourraient l’aider à trouver des navires marchands prêts à prendre la route en direction de l’Ouest. »
Barov soupira et poursuivit : « Il avait installé les réfugiés à Silver City, à moins d’une demi-journée de voyage de la capitale. Je suppose que Timothy a appris la nouvelle et a envoyé des hommes se mêler à eux. »
– « Combien de réfugiés reste-t-il à Silver City ? »
– « Environ 800 », répondit Barov en baissant la voix. « Il faut deux semaines aux navires marchands pour faire l’aller-retour et qui sait ce qui se passera lorsque les prochains arriveront ? Que diriez-vous… de rappeler immédiatement les soldats de la Première Armée qui sont encore là-bas et de laisser les réfugiés sur place ? »
– « Non, il suffit que nous améliorions nos moyens de vérification afin de repérer les hommes de Timothy, quel que soit leur nombre. Nous les ferons passer un à un aux points de contrôle et les séparerons à ce moment-là », répondit Roland, puis Il ajouta : « Si nous abandonnions les réfugiés à Silver City, que certains migrent vers le Nord et racontent ce qui leur est arrivé, les gens là-bas ne nous feraient plus confiance ».
Avec l’Œil de Vérité de Sylvie et la capacité à détecter les mensonges de Rossignol, les assassins seraient facilement identifiés. Le Prince n’était donc pas vraiment inquiet à ce sujet. Il voulait simplement prendre les dispositions nécessaires pour assurer la sécurité des réfugiés innocents.
– « Je comprends, votre Altesse. » Barov se racla la gorge et demanda : « Et… pour Salem, que voulez-vous que nous fassions ? »
– « Qu’en pensez-vous ? », dit Roland.
Après un moment d’hésitation, le Ministre répondit :
– « Etant donné que cet incident s’est produit en raison de sa négligence, je suggère de le renvoyer de son poste à l’Hôtel de Ville avec une pénalité de deux mois de salaire. Il me semble excessif qu’il aille travailler dans les mines du Versant Nord étant donné que son erreur n’était pas intentionnelle et n’a causé aucun dommage sérieux. »
Roland se mit à rire tant la gêne de Barov se lisait sur son visage.
– « Rassurez-vous, j’ai déjà pris ma décision. Cette erreur n’est due qu’à son manque d’expérience. Elle ne constitue pas un manquement à son devoir, aussi je vais alléger sa sanction. C’est la première fois qu’il fait ce travail… Si je me souviens bien, il n’a que vingt ans, n’est-ce pas ? Cette leçon lui servira j’en suis certain. L’amende suffira. »
– « Je comprends », dit Barov en s’inclinant. « Tout sera fait selon vos souhaits. »
Le Prince sourit. Même si, au départ, Barov avait suggéré une sentence plutôt dure, il savait pertinemment que son Ministre n’avait guère envie de punir Salem. Celui-ci était son élève depuis toujours, même du temps où ils vivaient encore à la capitale. De plus, il était le premier de ses disciples à l’avoir suivi à Border Town.
– « Je vous libère », dit-il.
Roland s’étira. Il sortait quelques feuilles de son tiroir dans l’intention d’esquisser les plans du prochain navire de ciment alimenté par une machine à vapeur lorsque Leaves surgit dans son bureau :
– « Votre Altesse! », s’écria-t-elle, toute joyeuse : « L’Œil de Faucon est de retour! »
– « Vraiment ? »
Roland se leva et la suivit dans la cour arrière. Ils arrivèrent au moment même où l’immense ballon descendait, projetant dans la cour l’ombre de son énorme poche à air.
À peine L’Œil de Faucon avait-il touché le sol qu’Anna sauta de la nacelle. Les deux mains tendues, Roland se précipita à sa rencontre. La jeune femme sourit et le serra dans ses bras :
– « Je suis de retour. »